La notion d’accord en grammaire

Plan de l’article :

I. Définition générale
II. Morpho-syntaxe de l’accord
III. Influence de l’accord sur la compréhension
IV. Conclusion et bibliographie

I. Définition générale

Qu’appelle-t-on l’accord en grammaire ?

On appelle « accord » la pression qu’exerce un mot ou une structure grammaticale sur d’autres mots ou structures situées dans sa périphérie plus ou moins proche, et qui se traduit par un changement morphologique.

Le concept d’accord est l’une des pierres de touche de l’analyse syntaxique, dans la mesure où il permet d’identifier les éléments en directe relation grammaticale au regard d’autres qui s’avèrent, en français tout du moins, plus indépendant. Par exemple, dans la phrase (reprise de la Grammaire méthodique du français, 2014 : 898) :

(1a) Diverses solutions ont été envisagées, mais elles étaient toutes désastreuses.

Le substantif solutions, féminin pluriel, exerce une pression grammaticale, qui va influencer la morphologie d’un certain nombre de mots dans son voisinage contextuel immédiat notamment, en transposant ses marques de genre (féminin) et de nombre (pluriel) sur :

  • Le déterminant diverses ;
  • Le groupe verbal dont il est sujet, ont été ;
  • L’attribut ou le participe passé passif envisagées ;
  • L’anaphore pronominale elles, et conséquemment la copule étaient et le groupe adjectival toutes désastreuses qu’il introduit.

Cette influence, qui se matérialise donc au sein du syntagme (diverses solutions…), de la proposition (…ont été envisagées), de la phrase (… mais elles étaient toutes désastreuses) ou du texte, matérialise « l’accord », qui consiste à proprement parler à accorder les mots entre eux.

Ceci étant posé, nous étudierons par la suite deux éléments : (i) d’une part, les objets concernés et la façon dont l’accord se matérialise ; (ii) d’autre part, le rôle de l’accord dans la compréhension de l’énoncé.

II. Morpho-syntaxe de l’accord

Généralement, l’accord influence la morphologie grammaticale, soit et typiquement les marques de genre, de nombre et de cas, pour les langues qui ont une syntaxe casuelle et pour certains objets, très localisés, en langue française (comme les pronoms relatifs ou personnels, dont la morpho-syntaxe particulière peut être rattachée, avec précaution cependant, aux langues casuelles). Le nombre va ainsi évoluer du singulier, un homme, au pluriel, des chevaux ; pour le genre, on va par exemple trouver des accords féminins : facies tua (lat., « ton visage ») ; pour le cas, l’allemand le fait porter sur le déterminant : des Dunkels (all., « l’obscurité [gén.] ») ; pour la personne verbale, on peut penser à l’anglais he thinks (ang., « il pense »).

Comme on le voit, les langues du monde réalisent l’accord de différentes façons, sur différents objets. En français, on notera que ce sont surtout les substantifs, et dans un second temps les pronoms, qui sont surtout les sources de l’accord. On notera également que l’accord n’influence pas toutes les catégories grammaticales : certaines, comme les conjonctions de coordination ou les adverbes, sont (quasiment) toujours invariables. Curieusement, la variabilité d’une catégorie a pu évoluer dans le temps. Il en va ainsi des participes présents et des gérondifs qui, jusqu’au 18e siècle, pouvaient encore prendre une marque de pluriel (-ant/-ans) :

(2) […] à cause que ceste loy & liberal arbitre venans de Dieu, presupposent neantmoins […] (Les songes de Phestion, Bailly, 1634)

On en a d’ailleurs conservé trace dans certaines locutions figées, telles toutes affaires cessantes qui doit s’entendre comme « en cessant toutes [les] affaires », cessantes étant un gérondif s’accordant avec le substantif affaires. Ces reconfigurations de l’accord témoignent d’évolutions structurelles profondes, engageant non seulement la relation grammaticale des objets entre eux, mais également la façon dont l’énoncé se construit : ainsi, le « désaccord » du gérondif à compter du 17e siècle à permis à ces structures, et par extension aux participes présents, de s’émanciper de tout support référentiel, d’un substantif le contrôlant grammaticalement, et de se polariser en tête de structure phrastique tel (3), énoncé qui était plutôt rare avant la période moderne.

(3) En venant de Dieu, cette loi et libre arbitre…

Contrairement dès lors à ce que déclara célèbrement Clément Marot, ce n’est donc pas toujours « le mot qui précède » qui détermine l’accord du suivant. On gagne plutôt à envisager l’accord comme une pression qu’exerce, à un certain endroit, un mot ou une structure sur tout ce qui se trouve avant et après lui, presque comme le soleil fait graviter les planètes autour de lui. Le soleil, c’est par exemple un nom comme solutions (exemple 1 supra) ; et les planètes, c’est tout ce qui s’accorde.

Image. Représentation « planétaire » de l’accord

Si nous poursuivons notre image, plus on est proche du soleil, plus la gravité de l’accord est forte, que cette proximité soit syntaxique ou cognitive comme nous le verrons plus bas. Cette attraction, parfois, court-circuite l’analyse syntaxique ou sémantique sous-jacente, conduisant à des accords impromptus. C’est une tendance naturelle, révélatrice de l’aspect coûteux de l’accord : notamment, quand la phrase ne suit par les règles traditionnelles de formation, en français par exemple l’agencement traditionnel « Sujet-Verbe-Objet », on multiplie les erreurs et les « fautes d’accord ». Il est ainsi fréquent de lire des choses comme les exemples suivants, repris une fois encore de la Grammaire méthodique du français (Riegel et al., 2016 : 898) :

(4) *Comme le montre les exemples…
(5) *Ces analyses, l’auteur ne les rejettent pas…
(6) *Une dégustation de nos vins seront proposés…

Ces erreurs s’expliquent par les pressions contraires qu’il faut résoudre : en (4), la postposition du GN sujet les exemples est inhabituelle. On conjugue alors le verbe d’une façon le plus neutre possible et le pronom « le » tend à influencer, faussement, la troisième personne du singulier. En (5), la thématisation ou dislocation de l’objet Ces analyses en position initiale dans la phrase crée une sorte de « pression grammaticale », comme un trou noir qui attirera naturellement les accords subséquents. En effet, ces éléments disloqués tendent à être le thème de l’énoncé, les éléments sur lesquels la plupart des rattachements grammaticaux s’effectueront. En (6) enfin, nous sommes dans un accord dit « de proximité », dans lequel le complément du nom pluriel nos vins influence l’accord du verbe, alors que celui-ci devrait, légitimement, se faire sur la tête du groupe nominal une dégustation. On notera néanmoins que ce type d’accord de proximité est accepté avec certains déterminants : l’on parle alors d’accord par syllepse.

(7a) La plupart des gens dit / disent…

Ces accords révèlent des nuances d’analyse du syntagme sujet, entre complément du nom et déterminant complexe : si, en surface, la structure N de N tend à associer l’exemple (7a) au précédent, une opération de substitution fait remonter le pluriel sous-jacent (7b). Il est cependant une ambiguïté, que la grammaire ne résout pas strictement puisqu’elle laisse le choix entre deux formulations, bien que le sens ne soit pas strictement identique.

(7b) Les/Des gens disent…

III. Influences de l’accord sur la compréhension

Cette dernière remarque laisse à voir des négociations dans le processus, apparemment très mécanique, de l’accord. Nous pouvons aller plus loin, et considérer que l’accord est un phénomène paradoxalement nécessaire, émergent et naturel et, pourtant, souvent inutile dans la compréhension. Si nous reprenons le premier exemple (1a) :

(1a) Diverses solutions ont été envisagées, mais elles étaient toutes désastreuses.

…et que nous supprimons les différents accords qu’entraîne naturellement le substantif solutions :

(1b) *Divers solutions a été envisagé, mais tout était désastreux.

Le sens de la phrase reste, nous le voyons, grandement accessible. Autrement dit, nul n’est besoin de respecter à la lettre les accords grammaticaux pour assurer la compréhension, la coalescence des mots et des structures l’assurant. De plus, et en français tout du moins, beaucoup de marques d’accord se réalisent surtout à l’écrit, et jamais à l’oral, ce qui invisibilise l’accord et le rend difficile, par ailleurs, à observer dans des pratiques courantes d’interaction. Par exemple, la P3 et la P6 sont phonétiquement équivalentes dans la phrase suivante.

(8) Pierre et Paul [etɛvœny] (étai(en)t venu(s))

Il est vrai que dans certains cas, l’accord permet de lever une ambiguïté et oriente l’interprétation. On peut alors opposer (9a) et (9b), selon le substantif avec lequel l’adjectif blanc s’accorde, le bonnet ou la laine :

(9a) Un bonnet de laine blanc.
(9b) Un bonnet de laine blanche.

Dans le cadre d’un texte, ces nuances peuvent avoir des conséquences, plus ou moins localisées, sur la compréhension, la faciliter ou la ralentir. On peut ainsi imaginer, dans le cadre d’un roman, qu’il soit plus intéressant de préciser la matière du bonnet, ou son identité ; mais dans une interaction quotidienne, il faut admettre que la différence entre (9a) et (9b) est triviale puisque l’objet du monde que désigne l’expression est rigoureusement le même. Quand bien même arguerait-on que la structure est volontairement ambiguë, rappelons d’une part qu’une ambiguïté ne conduit pas nécessairement à une équivoque, et d’autre part, la langue n’a pas pour objectif d’être sans ambiguïté aucune.

Même le discours le plus clair sera toujours plus ou moins trouble, que ce soit localement, comme dans l’expression Un chapeau de paille d’Italied’Italie est nécessairement ambigu (est-ce le chapeau ou la paille qui vient d’Italie ?), et ce sans que la grammaire soit qu’un quelconque secours ; ou globalement, par exemple dans l’emploi d’un pronom comme Il ou elle qui demande un calcul, plus ou moins compliqué, pour être interprétable. En (10) par exemple, autant Pierre que Luc peut être repris par il ; et en l’absence de tout contexte, l’incertitude demeure et aucun indice grammatical, l’accord en premier, ne peut la lever définitivement.

(10) Pierre a dit à Luc qu’il était malade.

On peut résumer cette idée en disant que la compréhension d’un énoncé est un processus dynamique, qui ne se réduit pas aux seuls observables morphosyntaxiques. Si ceux-ci peuvent faciliter ou orienter l’interprétation, on ne saurait s’y arrêter définitivement. C’est la raison pour laquelle les exemples décontextualisés des grammaires et les prescriptions s’arrêtant sur la « clarté » de la langue seront toujours fallacieux : un accord ne peut pas, s’il est ou s’il n’est pas observé et à lui seul assurer ou compromettre la compréhension d’un énoncé.

Le phénomène de l’accord émane de l’histoire particulière des langues, a changé profondément dans le temps, et a même été parfois influencé contre la logique grammaticale profonde, à l’instar du fameux « accord du participe passé de l’auxiliaire avoir avec l’objet antéposé » (les choses qu’il a dites…), qui est un arbitraire grammatical imposé contre les tendances les plus élémentaires de la langue française. Aussi, et même si l’accord matérialise certaines relations fondamentales dans le syntagme, entre nom, déterminant et adjectif par exemple, ou entre sujet et verbe, il n’est qu’un des outils permettant d’assurer la grammaticalité, au sens large du terme, d’un énoncé.

En ce sens, l’accord grammatical, c’est-à-dire l’accord morphologique, cohabite, renforce ou se négocie, avec :

  • des accords thématiques/fonctionnels : on s’attend à parler du même thème dans un même énoncé et à ne pas changer brutalement de sujets de discussion.
  • des accords sémantiques et ou lexicaux : on s’attend à ce que le vocabulaire employé soit cohérent avec le propos, par exemple qu’un professeur parle dans sa classe d’une façon plus soutenue qu’un élève. Plus largement, on s’attend à trouver certaines associations de mots, dites collocations, notamment dans des expressions figées ou semi-figées. En français ainsi, on répond à une question et on résout un problème : dire « ?résoudre une question » ou « ?répondre à un problème » peut relever d’une « faute d’accord » et ce même si, une fois encore, le sens global de l’énoncé n’est pas engagé.
  • des accords rhétoriques : on s’attend à ce que l’énoncé soit proportionné et cohérent au regard de la nature de la discussion et de ce que l’on veut dire. Ainsi, une démonstration scientifique fera appel à des outils logiques ; un texte lyrique à des images poétiques, et ainsi de suite.

… et d’autres encore. Ce sera alors la somme de tous ces paramètres, en des proportions diverses et souvent difficiles à calculer, qui importera. Si nous sommes cependant particulièrement sensibles aux accords morphologiques, c’est certes parce que notre éducation scolaire a énormément mis l’accent (du moins, la mienne !) sur son observance stricte, mais aussi parce qu’elle est plus explicite que les autres accords. Il est ainsi plus facile de voir (ou d’entendre) une erreur d’accord sujet-verbe qu’un problème « d’accord rhétorique ». Mais à l’inverse, reprendre quelqu’un sur sa seule grammaire et sur les seuls accords morphologiques, c’est faire l’impasse sur le reste de son propos et discréditer, souvent et méchamment, son discours. Si la correction de toutes les strates de sa langue est un objectif que l’on peut, tout personnellement, vouloir atteindre, il ne faut pas l’imposer indûment aux autres et ce surtout lorsque son absence, comme nous l’avons vu, n’empêche pas d’atteindre le sens de l’énoncé.

IV. Bibliographie

En matière de référence, l’accord étant, in fine, l’objet de la discipline grammaticale en tant que telle, je ne peux que vous renvoyez… aux grammaires ! Trois en particulier font référence en français, et sont recommandées, notamment, aux professeurs et aux chercheurs, de toute obédience :

  • Tout d’abord, et déjà citée au long de ce billet, la Grammaire méthodique du français de Riegel, Pellat & Rioul. Elle est régulièrement mise à jour et propose un panorama complet de la langue française contemporaine. On regrettera cependant qu’elle n’évoque que peu l’énoncé au-delà de la phrase mais, à dire vrai, peu de grammaires aujourd’hui aborde le niveau du texte.
  • Ensuite, la Grammaire de la phrase française (1993) de Pierre Le Goffic, qui est une référence un peu vieillie mais très stimulante et, à mon sens, plus proche parfois des faits « réels » de discours que la précédente. L’auteur veille notamment à analyser et à faire rentrer dans son modèle des énoncés « populaires » ou « non-standard », alors que la Grammaire méthodique tend à s’arrêter aux exemples littéraires.
  • Enfin, la Grammaire critique du français de Marc Wilmet, qui fut là aussi régulièrement mise à jour jusqu’à la mort, en 2018, de son auteur, et qui a le mérite de présenter les analyses parfois contradictoires des linguistes sur tel et tel phénomène de langue avant de finalement trancher. Elle est en ce sens un bon complément des deux précédentes, puisqu’elle met en question leur monologisme mais elle peut surprendre par sa terminologie, parfois toute particulière.

Site sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0) : partage autorisé, sous couvert de citation et d’attribution de la source originale. Modification et utilisation commerciale formellement interdites (lien)