Les valeurs du présent

Plan de l’article :

I. Définition générale
II. Saisie temporelle
III. Saisie aspectuelle
IV. Saisie modale
V. Références bibliographiques

I. Définition générale

Quelles sont les valeurs du présent en français ?

Comme nous l’avions présenté dans un précédent billet, les formes verbales autorisent trois interprétations distinctes du prédicat : une saisie temporelle, qui situe l’action dénotée par le verbe sur un repère chronologique, fait d’avant et d’après, à partir d’un point de référence ; une saisie modale, qui précise la relation entre le prédicat et l’univers de vérité du locuteur ou de la locutrice ; une saisie aspectuelle, qui détermine l’interprétation du prédicat en relation avec sa chronologie interne. C’est ce qu’on appelle, communément, les valeurs d’une forme verbale.

Toutes ces interprétations sont liées, tant et si bien que plutôt que de « temps », l’on préfère parler aujourd’hui de « tiroir verbal », l’image étant celle du tiroir d’une commode que l’on ouvre, et qui contient simultanément tous ces éléments. Ce n’est qu’après, contextuellement, que l’on sélectionnera telle ou telle interprétation, sans toutefois les séparer absolument les unes des autres. Ainsi, le présent du subjonctif peut à la fois être employé modalement, pour formuler une injonction (1), mais peut également avoir partie liée avec la temporalité et la succession temporelle des prédicats (2).

(1) Qu’il parte !
(2) Avant qu’il ne parte, je ferai le ménage.

Le présent (de l’indicatif comme du subjonctif) est remarquable quant à ses valeurs, comme c’est la forme, de loin, la plus plastique du français. Il illustre ainsi parfaitement ces analyses.

Le présent est, effectivement, une curiosité remarquable, et témoigne d’une multiplicité de valeurs. Ce n’est pas exclusif à la langue française, et on retrouve, mutatis mutandis, ces éléments tant dans la langue latine que dans les autres langues du monde. Ce qui caractérise le présent en français, c’est qu’il ne possède pas de marque à proprement parler, contrairement à la morphologie des autres formes verbales. C’est ce « vide morphologique », pense-t-on, qui a permis au présent d’acquérir ces multiples interprétations.

Au regard, effectivement, des temps du futur (qui ont une marque en -r-) ou de l’imparfait (-ai-), ou encore de la morphologie toute particulière du passé simple, qui se spécialisent dans des valeurs très bien déterminées du point de vue temporo-modal, l’absence de marque définitoire du présent lui permet de se mouler dans un grand nombre de configuration sémantique et textuelle. C’est la raison pour laquelle on le considère comme un « temps mou » (sic) qui, comme un morceau de pâte à modeler, est apte à se déformer et à changer d’interprétation selon son contexte immédiat, et les besoins communicationnels.

Ce billet va, dès lors, présenter les différentes valeurs du présent en français, en distinguant saisie temporelle, aspectuelle et modale.

II. Saisie temporelle

Au niveau temporel, le présent tend à exprimer, à proprement parler, le moment « présent », c’est-à-dire le hic et nunc (« ici et maintenant ») de l’énonciation. Il est, en ce sens, intimement relié au concept de situation d’énonciation et de deixis, et ancre les événements dans une temporalité simultanée à celle de son énonciation. Il convient cependant de noter que ce rôle temporel prototypique n’est pas nécessairement le plus représenté en discours ou dans les textes ; le présent subit effectivement un élargissement chronologique notable de son rôle initial, et ce de deux façons primordiale :

  • D’une part, par ses rôles d’auxiliaire ou de semi-auxiliaire dans le cadre des temps composés ou de périphrases plus ou moins grammaticalisées. On peut notamment penser au passé composé (« J’ai mangé ») ainsi qu’au futur proche (« Je vais manger ») qui exploitent la chronologie élargie du présent pour situer temporellement des procès situés un peu en amont, et un peu en aval, du présent d’énonciation.
  • D’autre part, par le renfort d’indications temporelles diverses.

Ainsi, la mollesse temporelle du présent lui permet aisément de décrire des événements futurs, plus ou moins éloignés du moment de l’énonciation (3a), ou au contraire de s’inscrire dans un passé coupé de l’énonciation (présent « de narration » ou « historique », que l’on rencontrait déjà en latin, 3b). Ces emplois, qui peuvent être plus ou moins marqués stylistiquement, s’appuient généralement sur le cotexte élargi, comme un adverbe temporel (demain) ou une narration au passé simple et à l’imparfait.

(3a) Demain, je vais à la plage.
(3b) Les Villanoviens caractérisent le premier âge du Fer, avec leurs tombes à incinération. Leur expansion fut considérable entre 950 et 500 environ (Encyclopaedia Universalis, entrée « Italie »)

On notera cependant, dans ces exemples, que le présent tend à ramener les événements dans la situation d’énonciation, ce qui donne une impression de vivacité, voire de subjectivité, aux actions décrites. Grammaticalement, il est finalement peu de contextes dans lesquels on ne peut modifier tous les tiroirs verbaux par du présent : la narration et la succession événementielle se construit effectivement tant par le choix des formes verbales que par l’ensemble des indices textuels accessibles. En revanche, le choix de formes spécialisées dans une certaine interprétation modale, aspectuelle ou temporelle, facilitent la lecture et l’interprétation des énoncés.

III. Saisie aspectuelle

De la même façon, le présent est capable de prendre en charge un grand nombre d’instructions aspectuelles. De façon prototypique, il prend en charge l’aspect continuatif, duratif ou progressif : étant lié à la situation d’énonciation, il exprime l’idée d’une action commencée et en cours de déroulement : « je mange », autrement dit, « je suis en train de manger ». Le spectre de ses interprétations est cependant bien plus vaste.

Selon les types de verbes avec lesquels il est employé, et d’autres indices textuels, le présent peut ainsi avoir une valeur itérative et marquer une action qui se répète plusieurs fois (« tous les jours, je regarde un film ») ou, au contraire, avoir une valeur semelfactive, d’une action qui ne se produit qu’une seule fois (« Il meurt sous les coups »). Il peut être interprété sous l’angle de l’inchoatif (début de l’action : « je m’endors »), du terminatif (« je finis de manger »), etc. On notera que ces interprétations sont parfois fortement liées au sens des verbes concernés (s’endormir ou finir), mais il est une relation forte entre ces indices. On pensera notamment à certains verbes, dits défectifs, comme gésir, qui peuvent ne se trouver qu’au présent de l’indicatif du fait de cette relation particulière.

Enfin, on notera qu’en temps que tel, le présent code également l’aspect inaccompli, et que ce sont les temps composés comme le passé composé qui codent l’aspect accompli.

IV. Saisie modale

L’interprétation modale du présent, de l’indicatif comme du subjonctif, est là encore diverse, mais également assez connue. Parmi les interprétations modales les plus fréquentes, citons par exemple le présent gnomique, ou « de vérité générale », qui décrit des vérités universelles et éternelles : « La terre tourne autour du soleil », « L’eau bout à 100 degrés », etc. Ces énoncés, souvent liés à des propriétés physiques ou chimiques, sont incompatibles avec des compléments de durée (« *Demain, la terre tourne autour du soleil »).

On peut également trouver des emplois injonctifs du présent, dans des ordres détournés (« Tu me fais ça demain ! »). On peut, enfin, le trouver dans emplois thétiques ou hypothétiques, après la conjonction Si (« S’il vient, je partirais », « Si x = 2, alors 2x = 4 »), et en ce lieu et place du conditionnel que l’on serait en droit d’attendre (« *Si j’aurais su, je serais pas venu »). On notera d’ailleurs que d’autres langues, comme l’anglais, n’hésite d’ailleurs pas à utiliser une forme modale plus engagée dans l’hypothèse dans ce cas de figure (« If I could » [ang.]). La langue française a, de son côté, privilégié le présent ici, peut être pour éviter un surmarquage grammatical.

V. Références bibliographiques

Parmi les références que nous pouvons citer, et outre les grammaires d’usage qui décrivent particulièrement les emplois nombreux du présent, donnons :

  • Cet article de S. Mellet (1980) sur l’emploi du présent de narration dans les Mémoires de Charles de Gaulle.
  • Celui de É. Bordas (2000), encore sous l’angle stylistique, dans Le Fils naturel de Diderot.
  • Cet article de G. Serbat (1980), qui a beaucoup travaillé sur cette question, propose une description intéressant du présent comme tiroir « vide », qui ne se remplirait que contextuellement.
  • Enfin, cette théorie est enrichie et poursuivie dans cet article de 1988, toujours de G. Serbat.

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Sur la morphologie verbale

Plan de l’article :

I. Définition générale
II. Marques personnelles
III. Marques temporelles et modales
IV. Racine verbale
V. Références bibliographiques

I. Définition générale

Comment se structure la morphologie verbale du français ?

Le verbe peut s’analyser de plusieurs façons en grammaire : on peut l’envisager du point de vue syntaxique, selon les compléments qu’il est capable de régir ; ou du point de vue sémantique, en analysant la façon dont les temps, modes et aspects permettent de saisir le procès verbal. Nous parlerons dans ce billet de la troisième grande façon dont on peut envisager le verbe, par sa morphologie, c’est-à-dire, par son apparence formelle.

La morphologie verbale renvoie ainsi à l’étude des morphèmes du verbe, soit des éléments formels qui permettent d’identifier la forme à laquelle il est conjugué.

L’analyse d’un verbe, du point de vue de sa morphologie, s’effectue en français linéairement, de la gauche vers la droite. À peu de choses près, l’ordre d’interprétation se présente ainsi :

[Racine] – [Mode] – [Temps] – [Personne]

Analyser un verbe, c’est ainsi faire une analyse séquentielle de ces différents éléments pour inférer le temps, le mode et la personne du verbe, en association avec sa racine, c’est-à-dire son contenu proprement lexical. Apportons quelques précisions, avant de rentrer dans les détails :

  • L’aspect n’est pas codé morphologiquement en tant que tel dans le verbe français : c’est l’environnement contextuel qui apporte généralement cette information, ainsi que certaines formes qui l’implique avec une indication temporelle et/ou modale.
  • La personne se code dans d’autres éléments de la langue, comme les pronoms ou les déterminants. Un billet dédié à cette question existe sur le site.
  • Du fait de la résolution des hiatus et d’autres phénomènes à la frontière de la phonétique et de la morphologie, les morphèmes ne sont pas toujours identifiables dans les formes verbales : nous présentons donc ici un modèle général, mais une analyse de détail doit être faite dans la plupart des cas.
  • Un grand nombre de verbes du français, notamment les plus fréquents, ne répondent absolument pas à ce modèle général. C’est le cas notamment des verbes être ou avoir, ou encore des verbes modaux ou des semi-auxiliaires, dont la forte fréquence d’emploi a entraîné de fulgurantes modifications morphologiques, voire des réfections majeures de leur paradigme.

Le cas le plus extrême demeure notre verbe aller, issu du mélange de trois verbes latins (*allare, eo, is, ire et vado, is, ire), ce qui explique l’extrême variété morphologique de ce verbe (« je vais, tu iras, nous allons »). Nous n’entrerons cependant pas dans ce type de détails, les réservant éventuellement pour de futures études dédiées.

II. Marques personnelles

Les marques personnelles sont assez stables en français, dans tous les temps et modes. Par commodité, il est coutume de les numéroter continument sous la forme Px, ce qui allège l’écriture. Les terminaisons seront donc :

P1 : Ø / -s / -i
P2 : -s
P3 : Ø / -t
P4 : -ons
P5 : -ez
P6 : -nt

Ces marques nous viennent en droite ligne du latin, avec plus ou moins de modifications phonétiques, morphologiques ou graphiques. Il est à noter que l’évolution a pu naturellement faire disparaître toute marque de personne : ainsi, les marques latines de la P1 (-o ou -m) ont longtemps disparu du système, et ce jusqu’à la fin du 17e siècle (Jean de Léry écrivait encore, en 1578, di-je), ce qui explique par ailleurs la marque vide que nous trouvons dans nombre de verbes, comme ceux en -er (je marche-Ø). Ce -s est dès lors une marque analogique, non issue de l’évolution, et sans doute ajoutée par imitation de la P2, comme ce sont deux personnes de l’univers du discours.

III. Marques temporelles et modales

Les marques temporelles et modales sont un peu plus complexes, et surtout lapidaires : tous les temps n’ont pas de marques dédiées. Aussi, certains temps ont des marques spécifiques pour certaines personnes. Parmi les plus stables, citons :

  • ra– pour le futur ;
  • ai– (P1, 2, 3, 6) et –i– (P4, 5) pour l’imparfait ;
  • rai– (P1, 2, 3, 6) et –ri– (P4, 5) pour le conditionnel ;
  • -i- (P4, 5) pour le subjonctif présent.
  • ss– pour le subjonctif imparfait.

On notera que le présent de l’indicatif n’a pas de marque temporelle dédiée : on associe ça à son sémantisme spécifique et à sa valeur de « temps mou », capable de prendre la place de tous les autres temps du français. On trouve en revanche parfois une marque -e- marquant l’indicatif, issu du -a- latin de même interprétation. Pour des raisons présentées ci-après en revanche, cette marque modale est rarement explicite dans la conjugaison.

IV. Racine verbale

La racine, appelée encore parfois « radical », compose le lexème qui donne le noyau sémantique de la forme verbale. Elle subit également des modifications formelles diverses et détermine des paradigmes de conjugaison influençant, en retour, la combinatoire des morphèmes modaux, temporels et personnels.

La tradition grammaticale classe généralement les verbes en trois familles, dites « premier/deuxième/troisième groupe ». Si elle est opérationnelle, elle souffre d’un grand nombre d’imprécisions, particulièrement concernant le « troisième groupe » qui se retrouve accueillir un très grand nombre de verbes. Il est plus opérationnel en revanche de classer les verbes selon le nombre de variation de la racine verbale que l’on peut trouver dans la conjugaison.

Un verbe comme marcher n’a ainsi qu’une seule racine march-, que l’on retrouve à tous les temps, modes et personnes :

je march-e (indicatif présent)
il march-a (passé simple)
(que) nous march-assions (subjonctif imparfait)

En revanche, un verbe comme grandir alterne entre une racine courte, grand- et une longue, grandiss-, généralement à la P4 et P5.

je grand-is (indicatif présent)
nous grandiss-ions (indicatif imparfait)

D’autres verbes alternent 3, 4, voire 5 racines distinctes comme être ou avoir. La découpe que l’on opère ainsi dans la tradition grammaticale correspond plus ou moins à cette réalité : le « premier groupe » renvoie aux verbes qui n’ont qu’une racine (et qui font leur infinitif en -er), le « second groupe » aux verbes qui en ont deux (et qui font leur infinitif en -ir), et le « troisième groupe » rassemble tous les autres verbes, ce qui en fait un terreau d’exceptions. Cependant, et si on suit la logique des deux premiers groupes, on pourrait établir 5 modèles de conjugaison, fondés sur tant de racines distinctes, et un sixième composé du verbe être, qui exhibe le plus de variation (je suis, tu es, nous sommes, vous êtes, ils sont, je fus, il soit…).

Ces changements de racine sont liés généralement à des questions diachroniques, et particulièrement de l’influence de l’accent tonique latin : notamment, les désinences de la P4 et de la P5, plus longue en latin comme en français, portaient l’accent alors que pour les autres personnes, l’accent était sur la racine du verbe. Aussi, sur la P4 et P5, c’est la désinence qui a subi l’influence de l’accent, alors qu’ailleurs, c’est la racine qui a évolué.

V. Références bibliographiques

Terminons ici ce rapide panorama : il y aurait encore bien des choses à dire et observer, notamment concernant la régularisation des exceptions, la résolution des hiatus issus de la combinatoire des morphèmes, et les très nombreuses curiosités du système qui font dire à certains et certaines spécialistes qu’il est vain d’analyser la morphologie du verbe français aussi précisément qu’on le ferait en latin ou dans d’autres langues. Comme on l’a vu cependant ici, il est possible de donner quelques généralités, permettant de mieux comprendre le système.

Pour les références, outre celles des précédents billets cités ici, évoquons :

  • Cet article J. Tamine (1982), qui va bien plus dans le détail ;
  • et celui de A. Meiller (1988), sur l’ancien français. Ces analyses peuvent sembler plus éloignées de notre grammaire contemporaine, mais elles expliquent certaines des bizarreries que nous connaissons.

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Sur les actes de langage

Plan de l’article :

I. Définition générale
II. Forces locutoire, illocutoire et perlocutoire
II.1. Actes de langage directs
II.2. Actes de langage indirects

III. Conclusions et bibliographie

I. Définition générale

Qu’appelle-t-on les actes de langage ?

Tout énoncé, comme on a pu le voir précédemment, s’inscrit non seulement dans un certain co(n)texte, dans un certain lieu, un certain temps et certains acteurs, mais aussi dans une certaine perspective communicationnelle. Or, la langue ne se contente pas de produire des énoncés simplement assertifs ou descriptifs : elle promet, exige, nie, défend, interroge… autrement dit, elle cherche à avoir une incidence sur le monde et à changer un état de choses.

Globalement, c’est ce que l’on désigne sous le terme générique « d’acte de langage » : la façon dont un énoncé et une suite de mots parviennent à influencer les comportements et les états, par différents processus.

Cette influence dépend de deux facteurs principaux :

  • D’une part, des tendances linguistiques, qui associent par exemple des types de phrase à certains actes : l’impératif à l’ordre, l’inversion VS à l’interrogation, etc. Certains verbes sont ainsi surtout orientés vers un acte en particulier : promettre est ainsi un verbe dit « performatif », car il provoque un acte de langage du type « promesse » dès son énonciation. Ou alors, une injure, qui oriente vers l’invective quand elle est prononcée.
  • D’autre part, un ancrage socio-culturel, voire politique. En effet, un acte de langage ne se réalise que si les acteurs ou actrices de l’énonciation partagent une même croyance sur la réalisation dudit acte. Si je dis « Je vous déclare mari et femme », cette déclaration n’a de valeur officielle que si je suis un élu capable de prononcer la sentence !

L’acte de langage s’installe donc par essence dans une perspective politique, faite de droits et devoirs, et de la puissance associée à qui prononce tel ou tel mot.

II. Forces locutoire, illocutoire et perlocutoire

Plus particulièrement, et selon cette grille de lecture, on distinguera trois interprétations à un énoncé donné :

  • Une force locutoire. C’est le sens de l’énoncé lui-même, notamment du point de vue référentiel.
  • Une force illocutoire. C’est l’acte proprement dit, rattaché à une convention sociale : poser une question, donner un ordre, promettre, etc.
  • Une force perlocutoire. C’est l’effet de l’acte sur le monde. Pour un ordre, on peut le suivre ou le contester ; la question peut être sincère ou rhétorique.

On notera cependant que ces « forces », bien que partiellement codées en langue, ne sont pas nécessairement évidentes, ni transparentes : les distensions entre les actes de langage et les mécanismes linguistiques sont nombreuses, et bien connues par ailleurs. Particulièrement, il est bon de distinguer les actes de langage directs, et les actes de langage indirects.

II.1. Actes de langage directs

Un acte de langage direct associe forces locutoires et illocutoires : les outils linguistiques codent directement l’acte. La requête, la prière, l’ordre sont exprimés par un impératif, l’interrogation directe, le fait de dire je jure ou je promets implique le fait de jurer ou de promettre. Leur compréhension peut être modifiée et nuancée par l’emploi de verbes modaux ou de tiroirs verbaux spécifiques, comme on s’en doute, mais l’essentiel est là.

Globalement, la compréhension de ces actes est indexée sur la compréhension de la langue elle-même ; et, partant, elle a pu évoluer en diachronie, au long de l’histoire du français. Cela est notamment visible dans le cas des injures, qui peuvent s’amoindrir ou se renforcer avec le temps : or, de leur compréhension dépend l’acte de langage qui leur est associé. Ainsi, des termes initialement issus de vocabulaire spécialisé, médical par exemple, ont pu au fur et à mesurer se colorer d’une interprétation insultante.

II.2. Actes de langage indirects

Les actes de langage indirects distendent la relation entre forces locutoire et illocutoire. Là, l’acte de langage est codé par convention. Si nous prenons la suite d’exemples :

(1) Fermez la fenêtre !
(2) Il fait froid !
(3) Vous ne sentez pas un petit courant d’air ?

Ces trois énoncés codent le même acte de langage, qui consiste à faire fermer une fenêtre ouverte. Or, seul l’exemple (1) peut être qualifié d’acte de langage directe, en indexant l’injonction à une forme impérative. Les exemples (2) et (3) emploient respectivement une assertion et une interrogation pour ce faire. À ce moment-là, le décodage de l’acte de langage dépend moins de la compréhension linguistique elle-même, que de la conventionnalisation de l’acte, au sein d’une certaine société : il faut qu’il y ait un calcul interprétatif spécifique ici.

Ce calcul, qui doit décoder une allusion (« Il se fait tard », « Leur choucroute est délicieuse ici ! ») ou un trope (« Avez-vous l’heure ? », « Veux-tu bien t’arrêter ! ») n’est ni évident, ni universel. Il peut donner lieu à des décalages humoristiques, comme quelqu’un qui, à la question « Avez-vous l’heure ? », répondrait simplement « Oui », et s’en irait ; voire à de l’incompréhension et de l’impolitesse ! C’est un moment difficile de l’apprentissage d’une langue, tant le décodage purement linguistique n’est pas franchement d’un grand secours.

Cette interprétation, et ce décodage, dépend aussi des milieux, des acteurs de l’énonciation, de notre situation sociale, et un même énoncé peut aboutir à des actes de langage distincts selon la situation où l’on se trouve : selon qui la prononce et qui l’entend une demande peut devenir un ordre. Cela est d’autant plus difficile que nous avons toutes et tous une certaine sensibilité dans ce calcul, issue de notre expérience du monde et de notre rapport aux mots, ce qui rend l’univocité d’un énoncé inatteignable.

Du reste, la prosodie, le ton employé, voire les a prioris, peuvent influencer notablement la compréhension : on tombe ici sur des perspectives sociologiques diverses et sur des questions de rapports de force, se matérialisant de différentes façons. L’éducation, la culture, le statut social des locuteurs et des locutrices, mais aussi leur identité au sens large (sexe ou genre, âge, origine politique ou ethnique) jouent un grand rôle dans ces opérations de décodage et c’est un frein majeur à la communication quand on change de « milieu social », si l’on peut dire.

III. Conclusions et bibliographie

Les problématiques liées aux actes de langage se polarisent, en ce sens, sur deux sujets complémentaires : d’une part, leur nombre. Si certaines semblent universelles, comme promettre ou ordonner, d’autres comme la demande, la prière, la décision de justice etc. sont tantôt considérées en tant que telles, tantôt incluses dans des « archi-actes de langage » fondamentaux, dont elles seraient des variations particulières. D’autre part, ces mécanismes de décodage des actes de langage indirects, et les paramètres déterminants pour ce faire. Ces paramètres sont à la croisée de l’analyse linguistique, sociolinguistique, et de la pragmatique.

Finissons quelques références :

  • Impossible de ne pas donner Quand dire, c’est faire (How to do things with words) de J. L. Austin (1962), qui a révolutionné le sujet. Les analyses de l’ouvrage sont encore discutées aujourd’hui.
  • La philosophie analytique a elle aussi beaucoup travaillé la question. John Searle, dans son ouvrage Sens et expression: Étude de théorie des actes de langage (1982) propose un cadre incontournable d’analyse à la suite d’Austin.
  • Enfin, je donnerai l’article d’I. Weill (1993), « La menace comme acte de langage : étude diachronique de quelques formules du français », pour un point de vue historique sur un acte de langage précis, et la façon dont la linguistique s’empare de ce sujet d’étude.

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À propos du subjonctif

Plan de l’article :

I. Définition générale
II. En proposition indépendante
III. En proposition dépendante
IV. Éléments morphosyntaxiques
V. Conclusions et bibliographie

I. Définition générale

Qu’est-ce que le subjonctif ?

Le subjonctif est, aux côtés de l’indicatif et de l’impératif, un mode verbal : c’est-à-dire que son emploi est mis en relation avec un certain « univers de vérité », sur le plan sémantique, et certaines configurations phrastiques, sur le plan syntaxique. Il s’agit plus précisément du mode du non-jugement, qui suspend la valeur de vérité de l’énoncé : ni vrai, ni faux, sa valeur ne décrit aucun état du monde mais le soumet à une interprétation de l’ordre du sentiment, de la volonté ou de l’émotion.

Le subjonctif se comprenant généralement en relation avec un temps à l’indicatif, il possède peu de tiroirs verbaux : au regard de la dizaine de temps de l’indicatif, le subjonctif français n’en a que quatre. Ces quatre temps (subjonctif présent, passé, imparfait, plus-que-parfait) marquent une relation de simultanéité ou d’antériorité au regard d’un temps à l’indicatif car, effectivement : à de rares emplois près, le subjonctif est un temps de la dépendance. C’est-à-dire qu’on va notamment le trouver dans des propositions subordonnées, circonstancielles et complétives surtout, relatives occasionnellement, et toujours en relation avec un certain effet de sens.

On définira dès lors le subjonctif comme le mode de l’absence de jugement porté sur le procès verbal, le mode des événements soumis à interprétation. On le trouve ainsi souvent dans les propositions subordonnées, ou dans des principales marquant une réalisation spécifique du verbe.

Là où l’indicatif indique une action se réalisant sans mal, là où l’impératif indique l’ordre, le subjonctif signale que l’action dépend d’une autre action ou d’un paramètre additionnel. On trouvera ainsi souvent le subjonctif en association avec des verbes exprimant le souhait, le doute ou la crainte :

(1) Je veux / doute / crains qu’il (ne) vienne

ou encore des conjonctions exprimant la volition, l’envie, l’éventuel :

(2a) Pour / Afin qu’il vienne
(2b) Quoi qu’il en soit

Le subjonctif permet ainsi de suppléer les personnes manquantes de l’impératif, P3 et P6, puisqu’il se moule parfaitement bien dans cette perspective :

(3) Qu’il(s) vienne(nt)

Plus généralement, on pourra distinguer deux grandes familles d’emploi de ce mode en français, selon qu’on trouve le subjonctif en proposition indépendante ou en proposition subordonnée.

II. En proposition indépendante

Les emplois en proposition indépendante sont rares en langue moderne. Ils permettent d’exprimer l’ordre (3), mais aussi le souhait :

(4) Que Dieu m’aide !

ou la supposition :

(5) Moi, que je fuie !

On notera que dans ces emplois, l’on trouve toujours un que conjonctif, dit encore « béquille du subjonctif ». Il s’agit d’un ancien que complétif, reliquat d’une structure complète (« Je veux qu’il vienne / Je souhaite que Dieu m’aide » etc.), qui se régularisera à compter du Moyen français : l’ancienne langue pouvait ne pas l’avoir, ce qui peut rendre certains énoncés ambigus, comme l’indicatif et le subjonctif présent sont souvent homonymes. Le rajout du conjonctif marque ce sentiment grandissant de perte d’indépendance du subjonctif dans la langue moderne, et on le trouve y compris dans les tables de conjugaison des manuels. On a gardé, souvent sous la forme de locutions (semi-)figées, ces emplois « libres », sans conjonctif :

(6a) Plût au ciel que…
(6b) Dussè-je brûler toute la Gaule…

Un autre emploi archaïsant, lié à cette absence de que conjonctif, se rencontre avec le verbe savoir à la première personne : Je ne sache pas qu’il ait présenté une thèse brillante. Il marque en ce sens une affirmation polémique. On peut également avoir trace de cet emploi archaïque dans une forme exprimant une valeur hypothétique ou conditionnelle au passé :

(7) J’eusse aimé que tu appelles.

Cet emploi, indûment étiqueté dans certaines grammaires « conditionnel passé deuxième forme », est bien une forme du subjonctif plus-que-parfait. Sa valeur est certes proche du conditionnel passé (« J’aurais aimé que… »), mais elle est surtout survivance d’emplois anciens où le subjonctif jouissait d’une plus grande liberté syntaxique qu’aujourd’hui.

III. En proposition dépendante

Les emplois en proposition dépendante, soit en proposition subordonnée, sont de loin les plus fréquents en langue moderne. On peut encore en distinguer deux sous-types : les emplois libres, et les emplois contraints.

  • En emploi contraint, seul le subjonctif est admis :

(8a) Quoi qu’il en *est / soit.
(8b) Je doute qu’il *vient / vienne.

Cette contrainte syntaxique, comme dit précédemment, renvoie à une certaine perspective sémantique : doute, hypothèse, peur, crainte… Elle est cruciale dans la mesure la syntaxe seule est incapable de contraindre l’emploi. Si on prend ainsi les tours complétifs, et même avec un verbe de pensée, la différence est nette : savoir demande l’indicatif ; craindre, le subjonctif.

(9a) Je sais qu’il ment.
(9b) Je crains qu’il (ne) mente.

On notera d’ailleurs qu’en (9b), il peut apparaître un ne dit « explétif », qui n’a pas de valeur proprement négative mais qui marque précisément le discordance entre deux univers de sens : le réel de la principal, et l’hypothèse de la subordonnée. Il suffit d’ailleurs de rajouter un pas forclusif pour orienter la polarité assertive de la proposition vers la négation. Diachroniquement, cette nuance a sans doute participé, avec d’autres phénomènes, à la généralisation du deuxième élément de notre négation bitensive.

(9b) Je crains qu’il ne mente.
(9c) Je crains qu’il ne mente pas.

  • En emploi libre en revanche, les deux modes se rencontrent, au profit d’une nuance sémantique plus ou moins nette.

(10a) Je cherche un homme qui peut m’aider.
(10b) Je cherche un homme qui puisse m’aider.

Ainsi, en (10a), le mode indicatif de la relative indique que l’existence de l’antécédent homme est un fait indépendant de tout contexte : il existe nécessairement. En (10b) en revanche, le subjonctif traduit un doute : on ignore si cet homme existe véritablement.

On peut également citer, sur un autre plan, la variante observée après la locution conjonctive après que. Historiquement et sémantiquement lié à l’indicatif, car introduisant un événement passé et, partant, non soumis à condition, on le trouve parfois, que ce soit à l’oral ou à l’écrit et ce depuis plus d’un siècle et y compris chez les « bons auteurs », avec le subjonctif.

(11a) Un jour, après que la fille d’Isabelle était partie faire ses études à Bordeaux… (C. Laurens, 2021)
(11b) [B]eaucoup de Coustous, […] affectèrent de répondre à son salut après qu’il eût trahi. (Mauriac, 1923)

Cet emploi, condamné par les puristes et malgré sa présence régulière en discours, vient justement d’une influence de la dépendance syntaxique créée par la locution conjonctive, et la tendance analogique de la langue à régulariser les formes. Effectivement, la majorité de nos locutions conjonctives étant suivie du subjonctif, ne serait-ce que avant que qui est le doublet antonymique de après que, on tend à aligner les formes entre elles, malgré le départ sémantique de l’interprétation. Son emploi témoigne cependant de la permanence du subjonctif dans notre grammaire interne, alors qu’il s’agit d’un mode assez rare en français.

IV. Éléments morpho-syntaxiques

Cette rareté doit être mise en relation avec la morphologie (et la morphosyntaxe) du subjonctif, qui étonne souvent même les locuteurs et locutrices natales du français, du fait de désinences qui peuvent sembler parfois « exotiques » et de bases verbales complexes. En vérité, et exception faite de verbes très irréguliers y compris à l’indicatif comme être, avoir, aller, etc., le subjonctif demeure un mode assez régulier dans sa conjugaison.

Rappelons qu’il y a donc quatre tiroirs verbaux, deux simples, et deux composés. Les formes composées, sans surprise particulière, emploient les auxiliaires être et avoir aux formes du subjonctif correspondant : le passé est donc construit avec l’auxiliaire au présent, le plus-que-parfait avec l’auxiliaire à l’imparfait. Le subjonctif présent a généralement le même radical que l’indicatif présent, ou alors reprend la forme pluriel de l’indicatif présent :

(12a) Je chante / Que je chante
(12b) Ils écriv-ent / Que j’écriv-e

Les désinences sont également à peu près identiques à celles du présent : -e, -es, -e, -ions, -iez, -ent. La marque e, que l’on retrouve fréquemment, nous vient directement du latin, qui faisait son subjonctif en –e– (amem > que j’aime) ou en –a– (devenu –e– par évolution phonétique : legam > que j’envoie). Le subjonctif imparfait, inexistant à l’oral et marginalisé à l’écrit depuis l’époque classique, est formé sur la base de la première personne du passé simple, à laquelle on rajoute les terminaisons -sse, -sses, -t, -ssions, -ssiez, -ssent :

(13a) Je chanta-i / Que je chanta-sse

Au regard effectivement du latin, voire des autres langues romanes et de l’ancien français, le subjonctif imparfait (et plus-que-parfait) est une relique archaïsante dont le paradigme atypique l’a assez tôt marginalisé en langue. De plus, comme le subjonctif ne saisit pas l’action du verbe dans sa temporalité, mais en relation avec un temps de l’indicatif, les formes du présent et du passé parviennent parfaitement à remplir les fonctions du subjonctif imparfait et plus-que-parfait.

Ces emplois répondent à la tendance dite de la « concordance des temps ». Il s’agit d’emplois spécifiques traduisant des relations complexes de temporalité entre proposition principale et subordonnée, en fonction du point d’ancrage temporel de l’événement premier. Cette concordance se déploie ainsi :

  • Si le verbe principal est au présent ou au futur, le subjonctif présent marque la simultanéité ou l’ultériorité du procès de la subordonnée au regard de la principale :

(14a) Je regrette(rai) qu’elle vienne.

Le subjonctif passé marque quant à lui l’antériorité de la subordonnée :

(15b) Je regrette qu’elle soit venue.

  • Si le verbe principal est à un temps du passé, le subjonctif présent ou imparfait marque la simultanéité ou l’ultériorité :

(16a) Je souhaitais qu’elle m’écrive / écrivît.

Le subjonctif passé ou plus-que-parfait marque quant à lui l’antériorité :

(16b) J’attendis qu’ils aient/eussent franchi la porte.

Cette concordance s’observe également dans les systèmes hypothétiques avec les emplois en proposition indépendante dont nous parlions précédemment, mais les tours la mettant en jeu relèvent généralement du figement ou de la langue littéraire :

(17) J’ai pris le parti de la suivre, dût-elle aller au bout du monde (Abbé Prévost)

    V. Conclusions et bibliographie

    Pour résumer, le subjonctif est ainsi un mode atypique du français, à la fois courant, y compris à l’oral, mais également formulaire, compliqué, obscur occasionnellement. Son champ d’application a beau s’être réduit au regard du latin ou d’autres langues romanes, il permet pourtant d’enrichir et de compliquer les effets de sens et n’est pas qu’une simple relique d’un état de langue antérieur. Sa complexité morphologique parfois en fait cependant une curiosité, qui étonne même les locuteurs et locutrices natives.

    • Pour les références bibliographiques, Olivier Soutet a fait paraître en 2000 Le subjonctif en français, un usuel efficace qui est une excellente entrée en la matière.
    • O. Soutet a d’ailleurs beaucoup travaillé la question. Dans cet article de 1997, il s’intéresse à ses emplois au 16e siècle.
    • Shana Poplack (1990) fait un état de l’art fascinant sur les emplois du subjonctif, notamment dans la langue courante.
    • Enfin, on peut citer l’ouvrage de Jacques Cellard ([1978] 1996), Le subjonctif. Comment l’écrire ? Quand l’employer ?, ouvrage vieilli certes, mais qui récapitule efficacement ces différents éléments.

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    Temps, aspect et mode (TAM)

    Plan de l’article :

    I. Définition générale
    II. Modes et univers de vérité
    II.1. Infinitif, participes et gérondif
    II.2. Indicatif, subjonctif et impératif
    III. Temps du discours et temps du récit
    IV. À propos de l’aspect
    IV.1. Principes généraux
    IV.2. Accompli & inaccompli, global & sécant
    V. Vers la notion de « tiroir verbal »
    VI. Bibliographie

    I. Définition générale

    Qu’appelle-t-on le temps, l’aspect et le mode (TAM) ?

    Les termes de Temps, Aspect et Mode (TAM) renvoient à des propriétés sémantiques du verbe, qui se matérialisent souvent sous la forme de marques faisant partie de sa conjugaison.

    Toutes les langues ont effectivement besoin de coder ces informations d’une façon ou d’une autre, et ces marques donnent des indications sur la façon d’interpréter le sens du verbe. Précisons que les marques TAM n’incluent pas les indications de personne verbale, alors qu’en français par exemple, elles font partie de la morphologie du verbe (je mange vs. nous mangeons). Deux raisons à cela :

    1. On ne rencontre pas les marques de personne dans toutes les langues naturelles, ou alors irrégulièrement : l’anglais moderne par exemple ne marque guère que la troisième personne (I/You/We/They eat / He eats), et même en français, il n’y a pas toujours de marques explicites dédiées (je/il mange)
    2. Les langues peuvent coder la personne dans d’autres objets que le verbe, par exemple dans les pronoms ou les déterminants (mon/ton/son, le mien, etc.) On n’inclut donc généralement pas la personne dans les marques TAM.

    Nous décrirons successivement ces trois propriétés du verbe, en nous intéressant à la façon dont elles s’expriment en français.

    II. Modes et univers de vérité

    Le Mode renvoie à la relation entre l’action du verbe et l’univers de vérité du locuteur ou de la locutrice, et par exemple précise si son action se réalise dans notre propre réalité, dans toutes les réalités possibles, ou si son existence dépend de diverses conditions annexes. Le français distingue deux grandes familles modales :

    • Tout d’abord, les modes impersonnels, dits encore non finis. Ces modes ne précisent pas la personne verbale.
    • Ensuite, les modes personnels, dits encore finis. Ces modes précisent la personne verbale.

    II.1. Infinitif, participes et gérondif

    L’infinitif, les participes présents et passés et le gérondif, saisissent l’action du verbe d’une façon indéterminée, et son interprétation est toujours tributaire du contexte dans lequel nous le trouvons. L’infinitif par exemple, peut autant construire une hypothèse (1a) que décrire une réalité passée (1b).

    (1a) L’idée de venir me terrifie.
    (1b) L’apercevoir m’a rempli d’espoir.

    Tout se passe comme si nous ne retenions ici que la « possibilité de l’action », sa virtualité, ce qui explique d’ailleurs que ces modes sont propices à devenir des noms (Le boire et le manger, les habitants…) ou des adjectifs (L’être aimé), et donc à délaisser leur rôle prédicatif et de description événementielle, en contrepartie d’un rôle davantage référentiel ou accidentel, même si cette interprétation prédicative demeure présente.

    II.2. Indicatif, subjonctif & impératif

    Selon la façon dont on envisage les conditions de réalisation d’une action particulière, on emploiera :

    • L’indicatif, de loin le plus fourni en paradigmes (ou modèles de conjugaison), indique que l’action du verbe s’est réalisée, se réalise ou se réalisera, indépendamment de toutes conditions complémentaires.
    • L’impératif (aussi appelé parfois « jussif » [lat. jussio, « j’ordonne »], même si le jussif regroupe en général tout ce qui est de l’ordre de l’injonction, au-delà de la seule forme du verbe) indique que l’action du verbe (ou la non-réalisation de l’action, dans le cas de la forme négative) est dépendante d’un ordre, d’une contrainte ou d’une force tierce.
    • Le subjonctif (aussi appelé parfois « optatif » [lat. optare, « souhaiter »] ou « désidératif », bien que le terme s’applique, comme au-dessus, à d’autres objets que le verbe), indique que l’action du verbe est dépendante de la réalisation d’une autre action ou d’un souhait.

    Si l’impératif se repère assez aisément, dans la mesure où nous le trouvons sans sujet exprimé et qu’il ne peut se conjuguer qu’à la P2 (Va !), à la P4 (Allons !) ou à la P5 (Allez !), la nuance entre indicatif et subjonctif peut occasionnellement être assez ténue. Elle est néanmoins à l’origine d’oppositions fructueuses en français, à l’instar des exemples suivants :

    (2a) Je cherche un homme qui peut m’aider.
    (2b) Je cherche un homme qui puisse m’aider.

    En (2a), le verbe pouvoir, à l’indicatif, présuppose que l’existence dudit homme n’est soumise à aucun type de condition, il existe nécessairement ; mais en (2b), puisse au subjonctif indique que cette existence est sujette à caution : je ne suis pas convaincu préalablement de son existence.

    Pour terminer cette section, remarquons que, malgré une tradition grammaticale tenace, le conditionnel n’est pas un mode. Sa valeur primordiale de « futur dans le passé », le rattache effectivement à l’indicatif et ce même s’il se prête à des interprétations modales, à l’instar de toutes les formes verbales, comme nous le verrons plus bas.

    III. Temps du discours et temps du récit

    Le temps, plus simplement, saisit le sens du verbe selon un paramètre à proprement parler temporel, soit dans la façon dont les événements se succèdent et se positionnent les uns par rapport aux autres. Cette succession ou cette répartition se détermine en relation avec un point de repère. Trois cas de figure se rencontrent :

    • Le point de repère peut être le moment présent, contemporain de la personne produisant l’énoncé. On parle alors de « temps de discours », notamment pour l’indicatif (présent, passé composé, futur et futur antérieur) et l’impératif (présent et passé [ce dernier est peu employé]). Pour l’indicatif par exemple, la succession temporelle s’organise ainsi :

    Passé composé => PRÉSENT => Futur antérieur => Futur

    • Le point de repère peut être un moment passé, détaché de toute relation avec l’origine de l’énoncé et exprimé par le passé simple. On parle alors de « temps du récit » (passé simple, passé antérieur, conditionnel et conditionnel passé).

    Passé antérieur => PASSÉ SIMPLE => Conditionnel passé => Conditionnel

    L’imparfait et le plus-que-parfait peuvent se mouler dans ces deux systèmes sans mal, avec des différences aspectuelles, comme nous le verrons plus bas.

    • Enfin, le point de repère peut être un autre événement. Ici, le calcul de succession temporelle se fait non d’un point de vue absolu comme précédemment, mais d’un point de vue relatif. C’est notamment ici que se trouve le subjonctif (présent, passé, imparfait et plus-que-parfait). C’est ce qu’on appelle la « concordance des temps », qui offre quatre cas de figure :
      • Si l’action du verbe au subjonctif est simultanée à un temps du discours, on emploiera le présent :

    (3a) Je veux qu’il m’aime.

    • Si l’action du verbe au subjonctif est antérieure à un temps du discours, on emploiera le passé :

    (3b) Je veux qu’il m’ait aimé.

    • Si l’action du verbe au subjonctif est simultanée à un temps du récit, on emploiera l’imparfait :

    (3c) Je voulus qu’il m’aimât.

    • Si l’action du verbe au subjonctif est antérieure à un temps du récit, on emploiera le plus-que-parfait :

    (3d) Je voulus qu’il m’eût aimé.

    Dans les faits cependant, et dès l’époque classique, les subjonctifs imparfaits et plus-que-parfaits (que l’on connaît surtout pour ces formes rares en -isse ou -usse…), sont sentis comme vieillis. On pourra donc dire, sans mal, Je voulus qu’il m’aime/m’ait aimé, en étendant le système relatif aux temps du discours à ceux du récit.

    IV. À propos de l’aspect

    IV.1. Principes généraux

    L’aspect est sans doute l’élément de la grammaire verbale du français le moins connu. Il faut dire qu’au regard d’autres langues, le français code peu l’aspect dans le système verbal, du moins, pas dans sa morphologie en tant que telle. On définit l’aspect comme la relation entre le procès verbal et le point de vue de son déroulement temporel interne.

    Une action, quelle qu’elle soit, peut être segmentée dans sa réalisation temporelle. Si nous prenons l’action d’écrire, je peux envisager (i) le moment avant le début de l’action ; (ii) le déroulement de l’action ; (iii) la fin de l’action. L’aspect, c’est ce qui permet d’expliciter ces différents moments. En anglais par exemple, les formes en –ing (I am walking) traduisent un aspect progressif ou continu : l’action est débutée et est en train de se réaliser, et nous la saisissons entre la borne initiale et la borne finale de son déroulement. Selon les langues, le verbe code différentes notions aspectuelles : progressif, inchoatif (le procès est pris à son début), terminatif, accompli, inaccompli… La subtilité peut parfois être vertigineuse dans les langues. Le français, généralement, passe par des périphrases verbales pour déterminer ces nuances, par exemple et si nous reprenons le verbe écrire :

    (4a) Je m’apprête à écrire.
    (4b) Je commence à écrire.
    (4c) Je suis en train d‘écrire (plus ou moins équivalent à I am writing).
    (4d) Je termine d‘écrire.
    (4e) Je viens d‘écrire.

    IV.2. Accompli & inaccompli, global & sécant

    Au-delà de ces tours périphrastiques, le français code directement dans sa morphologie verbale l’aspect accompli et inaccompli par l’opposition temps simple / temps composé. Un temps simple suppose que l’action du verbe est inaccomplie (je mange, c’est-à-dire, « je suis en train de manger »), le temps composé qu’elle est accomplie (j’ai mangé, soit, « je viens de manger »). Cela semble logique, mais cela ouvre des perspectives intéressantes : notamment, le français possède un temps du passé inaccompli en l’objet de l’imparfait (je mangeais), alors que le plus-que-parfait est un temps du passé accompli (j’avais mangé). Cela permet ainsi de créer des jeux d’opposition intéressants, par exemple entre le passé composé et l’imparfait dans les temps du discours.

    Deux autres aspects sont souvent étudiés en français : l’aspect global et l’aspect sécant. Ils ne sont pas codés strictement dans la conjugaison, mais se comprennent par des jeux complexes d’opposition verbale, notamment entre passé simple et imparfait. Quand on les trouve effectivement et généralement, le passé simple implique un aspect global, il nous permet de saisir conjointement le début et la fin de l’action. L’imparfait, lui, code, l’aspect sécant : il considère l’action à un moment donné de sa progression, mais sans prendre en compte ses bornes initiales ou terminales. Si l’on reprend un exemple fameux (5) :

    (5) Il mangeait quand le téléphone sonna.

    On voit bien ici que l’action de sonner, au passé simple, vient comme « couper », par sa saisie aspectuelle sécante, ayant un début et une fin, l’aspect global de l’imparfait du verbe manger. Cela donne une vivacité à l’action, au passé simple, au regard de l’imparfait qui est davantage prompt à déterminer un arrière-plan descriptif, raison pour laquelle ce type d’association verbale est souvent trouvée dans les textes narratifs. On notera cependant que ces aspects ne sont pas codés en eux-mêmes dans les verbes, puisque c’est dans leur opposition qu’on les saisit. Cela n’est pas sans rapport avec l’hésitation que nous pouvons ressentir parfois entre imparfait et passé simple, notamment à la P1 (je mangeai[s]), puisqu’il nous faut considérer la dynamique entre les événements et non leur seule succession temporelle.

    V. Vers la notion de « tiroir verbal« 

    Cette dernière remarque nous amène à cette conclusion, qu’une forme verbale ne code généralement pas une et une seule information, fût-elle temporelle, modale ou aspectuelle, mais toute une galaxie d’éléments sémantiques qui concourent au sens de l’énoncé. C’est la raison pour laquelle on parle aujourd’hui davantage de « tiroir verbal » que de « temps » : non seulement le terme de temps n’est qu’une portion de tout ce que le verbe peut coder mais de plus, cela rend bien l’idée qu’on ouvre comme un tiroir d’une commode et qu’il faut trier parmi toutes les informations qu’on y trouve. Ainsi, toutes les formes verbales du français ont des emplois prototypiques, tels ceux qu’on a présentés, mais elles ont aussi des interprétations modales ou aspectuelles spécifiques, plus ou moins rares, qui permettent de complexifier le propos. Pour n’en donner que quelques exemples :

    • Le conditionnel a un emploi temporel de « futur dans le passé » (6a), mais il est aussi connu pour l’expression de la condition (6b). Il s’approche en ce sens parfois du subjonctif, ce qui explique d’ailleurs que le conditionnel passé se matérialise, en français, sous une « deuxième forme », morphologiquement identique au subjonctif plus-que-parfait (6c), et son analyse, parfois, comme « mode ».

    (6a) Jean promit de venir ; il ne passerait que le soir.
    (6b) Je voudrais venir ce soir, si cela vous va.
    (6c) J’aurais aimé (conditionnel passé « première forme ») / J’eusse aimé (conditionnel passé « seconde forme »)

    • Le subjonctif supplée des formes absentes de l’impératif ; comme on le comprend, l’expression du souhait et de l’ordre sont, finalement, proches l’une de l’autre (7).

    (7) Qu’il(s) mange(nt) !

    • Le présent de l’indicatif, peut-être du fait de l’absence de véritable marque qui lui serait propre, est un cas extrême. On le trouve en présent de vérité générale (8a), il peut exprimer un futur proche (8b), ou un impératif (8c), et peut même en théorie remplacer tous les tiroirs verbaux du français !

    (8a) La Terre tourne autour du soleil.
    (8b) Je viens demain.
    (8c) Tu me fais ça !

    D’autres tiroirs verbaux sont, au contraire, moins malléables, à l’instar du passé simple qui, sorti de ses emplois historiques et passés, ne se prête guère à des emplois modaux ; et bien entendu, ces interprétations ont évolué en diachronie longue, du latin au français. Ainsi, quand nous lisons un verbe, nous calculons tous ces éléments et sélectionnons parmi les emplois modaux, temporels, aspectuels, lesquels nous devons sélectionner ou cumuler, afin de s’arrêter sur l’interprétation qui nous semble la plus idoine, en accord avec les autres indices de l’énoncé.

    VI. Bibliographie

    • Première référence à conseiller : Les Formes conjuguées du verbe français : oral et écrit (1997, Pierre Le Goffic).
    • Ensuite, la Grammaire du verbe français. Des formes au sens. (2003, Danielle Leeman). Ces deux ouvrages se complètent particulièrement bien, et on ne saurait que les recommander !

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