Plan de l’article :
I. Définition générale
II. Saisie temporelle
III. Saisie aspectuelle
IV. Saisie modale
V. Références bibliographiques
I. Définition générale
Quelles sont les valeurs du présent en français ?
Comme nous l’avions présenté dans un précédent billet, les formes verbales autorisent trois interprétations distinctes du prédicat : une saisie temporelle, qui situe l’action dénotée par le verbe sur un repère chronologique, fait d’avant et d’après, à partir d’un point de référence ; une saisie modale, qui précise la relation entre le prédicat et l’univers de vérité du locuteur ou de la locutrice ; une saisie aspectuelle, qui détermine l’interprétation du prédicat en relation avec sa chronologie interne. C’est ce qu’on appelle, communément, les valeurs d’une forme verbale.
Toutes ces interprétations sont liées, tant et si bien que plutôt que de « temps », l’on préfère parler aujourd’hui de « tiroir verbal », l’image étant celle du tiroir d’une commode que l’on ouvre, et qui contient simultanément tous ces éléments. Ce n’est qu’après, contextuellement, que l’on sélectionnera telle ou telle interprétation, sans toutefois les séparer absolument les unes des autres. Ainsi, le présent du subjonctif peut à la fois être employé modalement, pour formuler une injonction (1), mais peut également avoir partie liée avec la temporalité et la succession temporelle des prédicats (2).
(1) Qu’il parte !
(2) Avant qu’il ne parte, je ferai le ménage.
Le présent (de l’indicatif comme du subjonctif) est remarquable quant à ses valeurs, comme c’est la forme, de loin, la plus plastique du français. Il illustre ainsi parfaitement ces analyses.
Le présent est, effectivement, une curiosité remarquable, et témoigne d’une multiplicité de valeurs. Ce n’est pas exclusif à la langue française, et on retrouve, mutatis mutandis, ces éléments tant dans la langue latine que dans les autres langues du monde. Ce qui caractérise le présent en français, c’est qu’il ne possède pas de marque à proprement parler, contrairement à la morphologie des autres formes verbales. C’est ce « vide morphologique », pense-t-on, qui a permis au présent d’acquérir ces multiples interprétations.
Au regard, effectivement, des temps du futur (qui ont une marque en -r-) ou de l’imparfait (-ai-), ou encore de la morphologie toute particulière du passé simple, qui se spécialisent dans des valeurs très bien déterminées du point de vue temporo-modal, l’absence de marque définitoire du présent lui permet de se mouler dans un grand nombre de configuration sémantique et textuelle. C’est la raison pour laquelle on le considère comme un « temps mou » (sic) qui, comme un morceau de pâte à modeler, est apte à se déformer et à changer d’interprétation selon son contexte immédiat, et les besoins communicationnels.
Ce billet va, dès lors, présenter les différentes valeurs du présent en français, en distinguant saisie temporelle, aspectuelle et modale.
II. Saisie temporelle
Au niveau temporel, le présent tend à exprimer, à proprement parler, le moment « présent », c’est-à-dire le hic et nunc (« ici et maintenant ») de l’énonciation. Il est, en ce sens, intimement relié au concept de situation d’énonciation et de deixis, et ancre les événements dans une temporalité simultanée à celle de son énonciation. Il convient cependant de noter que ce rôle temporel prototypique n’est pas nécessairement le plus représenté en discours ou dans les textes ; le présent subit effectivement un élargissement chronologique notable de son rôle initial, et ce de deux façons primordiale :
- D’une part, par ses rôles d’auxiliaire ou de semi-auxiliaire dans le cadre des temps composés ou de périphrases plus ou moins grammaticalisées. On peut notamment penser au passé composé (« J’ai mangé ») ainsi qu’au futur proche (« Je vais manger ») qui exploitent la chronologie élargie du présent pour situer temporellement des procès situés un peu en amont, et un peu en aval, du présent d’énonciation.
- D’autre part, par le renfort d’indications temporelles diverses.
Ainsi, la mollesse temporelle du présent lui permet aisément de décrire des événements futurs, plus ou moins éloignés du moment de l’énonciation (3a), ou au contraire de s’inscrire dans un passé coupé de l’énonciation (présent « de narration » ou « historique », que l’on rencontrait déjà en latin, 3b). Ces emplois, qui peuvent être plus ou moins marqués stylistiquement, s’appuient généralement sur le cotexte élargi, comme un adverbe temporel (demain) ou une narration au passé simple et à l’imparfait.
(3a) Demain, je vais à la plage.
(3b) Les Villanoviens caractérisent le premier âge du Fer, avec leurs tombes à incinération. Leur expansion fut considérable entre 950 et 500 environ (Encyclopaedia Universalis, entrée « Italie »)
On notera cependant, dans ces exemples, que le présent tend à ramener les événements dans la situation d’énonciation, ce qui donne une impression de vivacité, voire de subjectivité, aux actions décrites. Grammaticalement, il est finalement peu de contextes dans lesquels on ne peut modifier tous les tiroirs verbaux par du présent : la narration et la succession événementielle se construit effectivement tant par le choix des formes verbales que par l’ensemble des indices textuels accessibles. En revanche, le choix de formes spécialisées dans une certaine interprétation modale, aspectuelle ou temporelle, facilitent la lecture et l’interprétation des énoncés.
III. Saisie aspectuelle
De la même façon, le présent est capable de prendre en charge un grand nombre d’instructions aspectuelles. De façon prototypique, il prend en charge l’aspect continuatif, duratif ou progressif : étant lié à la situation d’énonciation, il exprime l’idée d’une action commencée et en cours de déroulement : « je mange », autrement dit, « je suis en train de manger ». Le spectre de ses interprétations est cependant bien plus vaste.
Selon les types de verbes avec lesquels il est employé, et d’autres indices textuels, le présent peut ainsi avoir une valeur itérative et marquer une action qui se répète plusieurs fois (« tous les jours, je regarde un film ») ou, au contraire, avoir une valeur semelfactive, d’une action qui ne se produit qu’une seule fois (« Il meurt sous les coups »). Il peut être interprété sous l’angle de l’inchoatif (début de l’action : « je m’endors »), du terminatif (« je finis de manger »), etc. On notera que ces interprétations sont parfois fortement liées au sens des verbes concernés (s’endormir ou finir), mais il est une relation forte entre ces indices. On pensera notamment à certains verbes, dits défectifs, comme gésir, qui peuvent ne se trouver qu’au présent de l’indicatif du fait de cette relation particulière.
Enfin, on notera qu’en temps que tel, le présent code également l’aspect inaccompli, et que ce sont les temps composés comme le passé composé qui codent l’aspect accompli.
IV. Saisie modale
L’interprétation modale du présent, de l’indicatif comme du subjonctif, est là encore diverse, mais également assez connue. Parmi les interprétations modales les plus fréquentes, citons par exemple le présent gnomique, ou « de vérité générale », qui décrit des vérités universelles et éternelles : « La terre tourne autour du soleil », « L’eau bout à 100 degrés », etc. Ces énoncés, souvent liés à des propriétés physiques ou chimiques, sont incompatibles avec des compléments de durée (« *Demain, la terre tourne autour du soleil »).
On peut également trouver des emplois injonctifs du présent, dans des ordres détournés (« Tu me fais ça demain ! »). On peut, enfin, le trouver dans emplois thétiques ou hypothétiques, après la conjonction Si (« S’il vient, je partirais », « Si x = 2, alors 2x = 4 »), et en ce lieu et place du conditionnel que l’on serait en droit d’attendre (« *Si j’aurais su, je serais pas venu »). On notera d’ailleurs que d’autres langues, comme l’anglais, n’hésite d’ailleurs pas à utiliser une forme modale plus engagée dans l’hypothèse dans ce cas de figure (« If I could » [ang.]). La langue française a, de son côté, privilégié le présent ici, peut être pour éviter un surmarquage grammatical.
V. Références bibliographiques
Parmi les références que nous pouvons citer, et outre les grammaires d’usage qui décrivent particulièrement les emplois nombreux du présent, donnons :
- Cet article de S. Mellet (1980) sur l’emploi du présent de narration dans les Mémoires de Charles de Gaulle.
- Celui de É. Bordas (2000), encore sous l’angle stylistique, dans Le Fils naturel de Diderot.
- Cet article de G. Serbat (1980), qui a beaucoup travaillé sur cette question, propose une description intéressant du présent comme tiroir « vide », qui ne se remplirait que contextuellement.
- Enfin, cette théorie est enrichie et poursuivie dans cet article de 1988, toujours de G. Serbat.
Site sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0) : partage autorisé, sous couvert de citation et d’attribution de la source originale. Modification et utilisation commerciale formellement interdites (lien)