Plan de l’article :
I. Définition générale
II. Adjectifs épithètes
III. Compléments du nom
IV. Modifieurs à noyau verbal
IV.1. Expansions à noyau infinitif
IV.2. Expansions à noyau participial
IV.3. Expansions à noyau verbal tensé
V. Noms épithètes
VI. Conclusion et bibliographie
Quelles sont les expansions nominales du français ?
Les substantifs ou les noms, à quelque catégorie ontologique qu’ils appartiennent, ont surtout pour rôle d’établir une relation entre une unité linguistique et un objet du monde. Ce processus de liaison s’appelle la référence, concept qui fera l’objet d’un futur billet. En français, la référence s’établit généralement par l’intermédiaire d’un groupe nominal, c’est-à-dire d’un substantif précédé d’un déterminant, et éventuellement suivi d’éléments complémentaires, tels des adjectifs (1), des compléments prépositionnels (2) ou des subordonnées relatives (3). On trouve également des noms propres (4), qui ne présentent généralement pas ces éléments satellites ; leurs caractéristiques demandent une étude particulière, dont nous nous déportons ici, ce billet ne se consacrant qu’aux noms dits « communs ».
(1) Un grand homme
(2) Une tasse de café
(3) Le chien qui passe dans la rue
(4) Paul
On attirera l’attention ici qu’en français, le déterminant est nécessaire à l’opération de référence, qu’il s’agisse de désigner un seul objet du monde (référence spécifique) ou l’ensemble des représentants d’une classe dénotée par le nom (référence générique). Le substantif seul, tel qu’offert par un dictionnaire, ne peut généralement pas prendre place syntaxiquement dans la phrase (notamment, il ne peut pas être sujet syntaxique) et construire la prédication. On peut éventuellement faire une comparaison, et envisager que la forme du dictionnaire est une catégorie dans une étagère, préparée mais vide ; c’est le déterminant qui actualisera la référence, en créant effectivement un lien entre le substantif et le monde. Une fois encore, nous aborderons la question du déterminant une autre fois.
Quoi qu’il en soit, on notera que bien que le processus référentiel soit globalement le même entre un groupe nominal minimal (5a) et un groupe nominal étendu (5b), soit établir une relation entre l’univers du discours et l’univers hors du discours, le nombre d’objets auquel peut renvoyer le groupe nominal est sensiblement distinct : plus on ajoute d’informations sur un nom, moins il peut désigner d’objets.
(5a) Un oiseau
(5b) Un oiseau bleu vivant en France
En ajoutant ainsi des éléments périphériques, deux phénomènes connexes se produisent : on augmente l’intension du groupe nominal, l’intension étant définie comme la quantité d’informations qu’il contient ; et on réduit l’extension du groupe nominal, l’extension étant le nombre d’objets du monde qui peut être désigné par l’expression référentielle.
Partant, nous appellerons « expansions nominales » tout constituant satellite à un substantif, hors déterminant, qui participe à la réduction de son extension et à l’augmentation de son intension sémantico-référentielle.
Nous proposerons par la suite une étude de ces différents types de constituants, selon leur catégorie morpho-syntaxique, avant de revenir en conclusion sur quelques généralités les concernant tous.
Nous avons déjà écrit un billet dédié à la catégorie de l’adjectif. Plus précisément, les adjectifs épithètes (lien) font partie par excellence des expansions nominales. Nous renvoyons donc à ce billet pour plus de détails concernant cette catégorie.
Les compléments du nom sont des groupes prépositionnels ayant eux-même la structure d’un groupe nominal, nonobstant la préposition inaugurale qui les introduit et les raccroche au groupe nominal tête (ou « noyau »).
(6a) Le père de mon voisin
(6b) Une villa à la campagne
Dans la mesure où un complément du nom a la même structure que l’élément tête auquel il se raccroche, y compris avec ses possibles expansions nominales, nous parlerons d’un phénomène de récursion : un constituant d’un certain niveau d’analyse est composé d’un élément ayant lui-même la forme dudit constituant. Ainsi, un substantif complété par un complément du nom a une structure générale du type [[GN] prép. [GN]].
Si le mot-outil reliant ces groupes est souvent, en français, la préposition de à l’instar des exemples précédents, tout type de préposition ou de locution prépositionnelle est en réalité capable d’introduire de telles expansion. La définition du constituant étant extensive, elle inclut des structures qui en font pleinement partie, bien que parfois mises de côté par les grammaires d’usage :
(7) L’église à côté de la mairie
(8) Un remède contre la toux
(9) Un citoyen au-dessus de tout soupçon
Les caractéristiques syntaxiques de ces compléments prépositionnels peuvent être résumées en deux points :
- La dépendance orientée du complément prépositionnel, qui dépend du noyau : comme toutes les expansions nominales, les compléments du nom sont facultatifs et peuvent être supprimés sans mettre en jeu la grammaticalité de l’énoncé, le contraire n’étant pas vrai.
(10a) Jean a pris un remède contre la toux
(10b) Jean a pris un remède
(10c) *Jean a pris contre la toux
- On peut souvent les remplacer par des adjectifs épithètes, ce qui établit une équivalence fonctionnelle entre les constituants. Rappelons que c’est sur ce principe qu’il est possible d’établir la catégorie des « adjectifs relationnels ».
(11a) Un citoyen au-dessus de tout soupçon
(11b) Un citoyen irréprochable
(12a) La voiture du président
(12b) La voiture présidentielle
On remarquera, sans aller dans le détail de l’analyse, que le déterminant du complément du nom peut ne pas être présent. Moins qu’une absence, il s’agit plutôt d’un « déterminant zéro », non explicite dans la chaîne écrite ou parlée mais présent structurellement, et restituable sous certaines conditions. Cela ne remet ainsi point en question le principe récursif constitutif de ces compléments.
(13a) Une tasse de café
(13b) Une tasse d’un café moulu avec amour
Nous classeront dans la catégorie des modifieurs à noyau verbal, ou propositionnels, des expansions construites autour d’un noyau verbal, fût-il un infinitif, un participe ou un verbe tensé. Nous distinguerons ces trois grandes familles de forme verbale, qui seront étudiées chacune à part à l’avenir.
IV.1. Expansions à noyau infinitif
Ces types de compléments sont introduits par une préposition à l’instar des compléments du nom.
(14) Une perceuse à faire des trous carrés
On rappellera que l’infinitif est la forme quasi nominale du verbe, qui peut occuper des places et positions syntaxiques similaires aux substantifs (« La vie est une épreuve / Vivre est une épreuve« ). Il est alors, en ce sens, peu surprenant de le trouver dans des contextes similaires quant à cette problématique. Au regard des substantifs, l’infinitif ne sera en revanche jamais précédé d’un déterminant en tant que tel ; mais il pourra, comme un verbe traditionnel, introduire des compléments d’objet et enrichir, ce faisant, les possibilités combinatoires ou distributionnelles du groupe nominal.
(15) Un remède pour prévenir la toux grasse
IV.2. Expansions à noyau participial
Les participes, présents ou passés, sont quant à eux des formes quasi adjectivale du verbe : ils sont en ce sens introduit directement derrière le nom, au même titre qu’un adjectif traditionnel. De la même façon que les infinitifs, ils sont aussi capables d’introduire différents types de compléments.
(16a) Les personnes habitant une maison
(16b) Les oignons coupés finement
On notera que les participes présents, lorsque fréquemment trouvés en position adjectivale, tendent à se grammaticaliser et à devenir des adjectifs de plein droit. Ils acquièrent alors des marques propres aux adjectifs (notamment les marques de féminin et de pluriel) et perdent la capacité de régir des compléments. Occasionnellement, la transformation est si forte que ces adjectifs verbaux peuvent survivre aux verbes qui leur ont donné naissance.
(17a) Les personnes vivantes (*de leur travail)
(17b) Une décision aberrante (de l’ancien verbe aberrer)
IV.3. Expansions à noyau verbal tensé
Les modifieurs à noyau verbal tensé peuvent être divisés en deux grandes catégories :
- Les subordonnées relatives restrictives (dites encore déterminatives, ou épithètes). Elles sont introduites par un pronom ou adverbe relatif (qui, que, prép. + qui/quoi, dont, où) et ont une structure identique à une phrase traditionnelle (du type [GN + GV]), nonobstant la fonction ou le rôle actanciel qu’occupe le mot relatif. Nous consacrerons à l’avenir plusieurs billets à la subordination.
(18) L’homme qui parle
- Les subordonnées complétives épithètes. Elles sont introduites par la conjonction de subordination que ou le groupe conjonctif ce que (précédée d’une préposition). Ceux-ci ont un rôle approchant des prépositions évoquées précédemment : ils marquent l’introduction de la subordonnée mais ils n’ont pas de rôle actantiel dans la structure phrastique qu’ils introduisent.
(19) Le fait (de ce) qu’il vienne me surprend
Outre ces nuances syntaxiques particulières, on notera que la subordonnée restrictive permute avec un adjectif (20), mais que la complétive permute avec un complément du nom (21). Ce test n’est pas toujours opérationnel mais permet de lever certaines difficultés d’analyse. Il permet surtout d’établir des équivalences fonctionnelles assez productives : notamment, il rapproche les subordonnées complétives de véritables GN, ce qui explique que nous pouvons les trouver telles quelles, sans GN noyau. Le français moderne juge effectivement ces tournures comme périphrastiques ou maladroites, et tend à en simplifier l’expression, souvent à des fins d’économie ou d’expressivité (22).
(20) L’homme qui parle/bavard
(21) Le fait qu’il vienne/de sa venue
(22) Le fait qu’il vienne / Sa venue / Qu’il vienne me choque.
Les noms épithètes désignent une famille de phénomènes où un substantif sans déterminant prend la position d’un adjectif épithète. Ce type de processus est assez fréquent dans le langage publicitaire du fait de la vivacité de l’image ainsi produite.
(23a) La fée électricité
(23b) Des phrases chocs
(23c) Un film culte
Ce processus est très vieux en langue, et a pu parfois engager une conversion totale, ou une grammaticalisation, du nom épithète en adjectif. C’est le cas de nombre d’adjectifs de couleur tels marron, orange, émeraude… qui nous viennent bien de substantifs de fruit, de pierres précieuses ou de matériaux divers. L’origine substantivale de ces termes crée des flottements dans le mécanisme de l’accord : ces noms épithètes sont souvent invariables pour l’usage, ce que l’on retrouve avec les adjectifs de couleur cités, mais on observe une certaine tolérance ici qui peut marquer le degré de grammaticalisation de la forme. Notamment, lorsque le lien référentiel premier se perd, la conversion est totale et l’accord se fait sans mal aucun.
(24a) Des illustrations choc(s)
(24b) Des robes marron / ?marronnes
(24c) Des robes pourpres (du nom du mollusque ou de la substance dont dérive la couleur)
VI. Conclusion & bibliographie
Ce panorama fait, terminons par quelques remarques fondamentales de morpho-syntaxe les concernant.
- Tout d’abord, les expansions exploitant le principe de récursion syntaxique, et notamment les compléments prépositionnels, peuvent être elles-mêmes noyaux d’une nouvelle expansion. Il n’y a pas, codée en langue française, de limite particulière à cette récursion : cependant, leur addition peut avoir une incidence décisive sur la compréhension, raison pour laquelle les locutrices et locuteurs tendent à ne pas les multiplier déraisonnablement, si ce n’est à des fins ludiques.
(25) Le pont des vaches du fermier de la ferme à côté de l’église du village de la région du centre du pays du fromage de chèvre…
- D’autre part, toutes ces expansions sont combinables entre elles, avec ou sans phénomène de récursion.
(26) Le célèbre ouvrage de mon père
(27) Le célèbre film culte du réalisateur américain qui nous a enchantés
Qu’il s’agisse cependant de récursion « en série » ou de combinaisons de plusieurs expansions, il se pose la question de l’interprétation de ces différents groupes. Il peut effectivement arriver que la collusion de plusieurs stratégies d’expansions crée des « erreurs d’aiguillage » (pour reprendre l’expression de nos collègues sur le blog Bling), c’est-à-dire des moments où le rattachement référentiel de ces expansions, soit le noyau tête qu’elles complètent effectivement, n’est pas univoque. Par exemple, dans
(28) Le fils de mon mari qui est grand
On peut effectivement hésiter entre deux lectures : la première, récursive, fait de la subordonnée relative qui est grand l’expansion du complément du nom mon mari :
(28a) Le fils [de mon mari [qui est grand]]
La seconde, combinatoire, fait de la subordonnée une expansion du substantif tête fils au même tire que le complément du nom.
(28b) Le fils [de mon mari] [qui est grand]
Dans le premier cas, c’est le mari qui est grand ; dans le second, c’est le fils. Ce type d’ambiguïté, dû au fait que ces expansions nominales sont, généralement, postposées au nom noyau (seuls les adjectifs épithètes peuvent, dans certaines conditions uniquement, être antéposés), donnent parfois naissance à des tours insolites, propices à une exploration ludique de la langue.
(29) Accessoires pour homme en cuir (voir ce billet de Bling)
Il arrive cependant que cette indécision référentielle n’entraîne aucune véritable conséquence sur l’interprétation. Par exemple, dans
(30) Un bonnet de lin blanc
Il importe finalement peu de déterminer que l’adjectif blanc se rattache au lin ou au bonnet, dans la mesure où l’objet du monde, sa référence, sera identique quoi qu’il advienne. Généralement ensuite, ces cas d’ambiguïté, à l’aune de (28), sont souvent aisément levés par le contexte d’interprétation de la structure : un énoncé peut être ambigu sans pour autant être équivoque, et sans nécessairement que ce soit dû à une « erreur d’aiguillage ». Pour reprendre un exemple fameux, même le plus simple des compléments du nom peut entraîner deux interprétations distinctes :
(31) L’amour de Dieu est infini.
On peut soit comprendre ici qu’il s’agit de « l’amour que Dieu porte à l’humanité », ou bien de « l’amour que l’humanité porte à Dieu » (on parle parfois ici et respectivement d’interprétation objective et d’interprétation subjective). Là encore, le contexte souvent lève toute ambiguïté interprétative : cet exemple montre surtout que ces erreurs d’interprétation ne sont pas nécessairement dues à une expression maladroite, même si des tendances de rattachement peuvent se sédimenter dans certaines variétés linguistiques. La langue n’a pas pour vocation d’être univoque, et elle opère toujours grâce à un réinvestissement actif de qui l’emploie et l’utilise, par un mélange complexe de connaissances linguistiques, contextuelles et culturelles, en des proportions diverses.
Évoquons enfin la grammaticalisation que nous observons dans certains mots et expressions d’expansions, car fréquemment employées, donnant naissance à ce que la tradition grammaticale a appelé des « mots composés ». Des items comme arc-en-ciel, machine à écrire ou chaise longue sont issus de groupe nominaux étendus, généralement par le truchement d’un adjectif ou d’un complément du nom, et se sont stabilisées comme unités lexicales à par entière. En ce sens, on assiste à un blocage de leur propriétés morphosyntaxiques premières : on ne peut supprimer « l’expansion » sans engager frontalement le sens du mot (une machine / une machine à écrire) et, surtout, les propriétés combinatoires en deviennent plus restreintes. Dans les phases ultimes de grammaticalisation, les démarcations graphiques, espaces et tirets, peuvent même disparaître totalement au profit d’une soudure parfaite.
(32) La machine bleue à faire des romans
(33) *Une machine bleue à écrire
(34) Un bonhomme (> bon homme)
Concernant les ressources bibliographiques, les expansions nominales étant au cœur de la langue française, on se reportera aux grammaires d’usage données dans les billets consacrés à la syntaxe ou à l’accord ; de même concernant l’adjectif. Pour les compléments du nom, on donnera l’ouvrage de Mona Markussen (2016), La Construction Nom + de + Nom en français contemporain. Essai d’une approche cognitive.
Pour des études plus larges, liant généralement sens et syntaxe, on se reportera alors aux études consacrées, plus généralement, à la référence nominale, à la construction et à l’interprétation du groupe nominal :
- Un ouvrage collectif dirigé par Marie-Laure Elalouf (2009), Le groupe nominal et la construction de la référence. Approches linguistiques et didactiques.
- Des actes de colloque, publiés par Dany Amiot et al. (2001), Le syntagme nominal : syntaxe et sémantique.
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