Plan de l’article :
I. Définition générale
II. Verbes monovalents
III. Verbes bivalents
IV. Verbes trivalents
V. Verbes quadrivalents
VI. Conclusion et bibliographie
Qu’appelle-t-on la valence verbale ?
On doit le terme de valence, entre autres, à Lucien Tesnière, linguiste français père de la « grammaire de dépendance ». C’est lui qui popularisa les arbres syntaxiques (dit encore « Stemma »), qui permettent de visualiser facilement les relations de dépendance entre les constituants. Un stemma permet, dès lors, de relier entre eux les éléments dépendants syntaxiquement les uns des autres, et de figurer graphiquement la distribution des termes : par exemple, un déterminant et un adjectif sont dépendants d’un nom, un sujet d’un verbe, un adverbe de telle ou telle partie du discours…
De tous ces « nœuds » de l’arbre, le verbe est sans doute le plus important. En effet, il cumule deux rôles principaux, l’un sémantique, l’autre syntaxique :
- D’une part, il est le centre prédicatif de la phrase : au niveau du sens de l’énoncé, il permet de mettre en relation les éléments de sens entre eux. Prédiquer, c’est, pour simplifier, dire « quelque chose de quelque chose d’autre ». Plusieurs objets ont cette capacité en français, dont le verbe. Qu’il s’agisse de produire un prédicat existentiel (Pierre est docteur) ou évènementiel (La voiture roule sur la nationale), il met sémantiquement en relation des éléments de sens entre eux pour décrire le réel ou verbaliser nos pensées.
- De l’autre, il organise les fonctions nucléaires, c’est-à-dire celles sans qui l’énoncé ne peut effectivement se construire, du moins, selon la définition traditionnelle des grammaires : toutes choses égales par ailleurs, l’analyse grammaticale de l’énoncé est souvent une analyse du verbe, qui distribue des rôles essentiels.
Or, les verbes ne distribuent pas tous les mêmes rôles, et pas de la même façon : si nous comparons les énoncés suivants :
(1) Il pleut.
(2) Le chat miaule.
(3) L’église est grande.
(4) Marie mange un gâteau.
(5) Je traduis un livre du latin au français.
Certains verbes, ainsi, n’ont en français qu’un sujet (1 & 2) ; d’autres introduisent des attributs (3) ; d’autres appellent un (4) ou plusieurs compléments (5). Au regard de ce que l’on observe pour les noms par exemple, le verbe témoigne d’une grande variété distributionnelle. De plus, et aux côtés de ces constructions prototypiques, d’autres structures sont envisageables, des compléments peuvent apparaître ou disparaître, de plusieurs façons encore, multipliant les possibles grammaticaux :
(6a) Marie mange.
(6b) Marie mange lentement.
(6c) Marie mange au restaurant.
Une description des compléments du verbe est donc particulièrement compliquée, et bien des modèles ont été proposés par le passé. Celui de Lucien Tesnière, et qui sera l’objet de ce billet, est le modèle de la « valence verbale », au nom inspiré de la valence atomique, qui étudie la façon dont les atomes s’associent en molécule. Le concept est plus ou moins similaire pour la grammaire : un verbe comme manger a tant dans son sens que dans sa syntaxe des propriétés combinatoires (c’est-à-dire, distributionnelle), qui lui permet d’établir des liaisons avec plusieurs autres types « d’atomes » ou de nœuds de dépendance ; et, tout comme pour les liaisons moléculaires, certains verbes sont monovalents et ne peuvent se combiner qu’avec un et seul syntagme, d’autres sont bi- ou trivalents. De même, certaines liaisons sont fortes et d’autres plus faibles et promptes à s’émanciper du verbe et de son influence syntaxique et/ou sémantique. Ces différentes valences permettent dès lors de dessiner une cartographie générale de la structure du verbe, et de les aligner progressivement avec des types de compléments.
Précisons ici que le français, au regard des langues du monde, a cette caractéristique, d’exiger qu’un verbe à un mode fini ait toujours un sujet exprimé, pronominal ou nominal et ce à l’exception de l’impératif. En ce sens, le sujet fera partie de la valence verbale mais il ne sera pas considéré comme un complément, le terme étant généralement réservé aux autres types de syntagmes. Pour contourner ce problème, on emploie dans ce modèle le terme d’actant : nous parlerons ainsi « d’actant sujet », « d’actant objet », et ainsi de suite. Le terme appelle certes un arrière-plan sémantique, mais il renvoie bien à une disposition syntaxique : et il permet de ne pas considérer le sujet comme « faisant l’action » puisque, dans le cadre de la diathèse passive par exemple, cela n’est pas systématiquement le cas.
Un actant sujet est, dès lors, l’actant qui contraindra l’accord en personne du verbe et qui, en français tout du moins, va généralement se trouver à sa gauche, alors que les autres actants seront à droite du verbe. Notons également que l’on oppose aussi, bien que la frontière entre ces familles soient poreuses, les actants aux circonstants. Ces derniers viennent apporter des précisions sémantiques diverses mais ne font pas partie, généralement, de la valence (ou « structure d’actance ») du verbe. Cette distinction permet ainsi de distinguer les syntagmes qui peuvent occuper la position d’actant sujet comme la souris (7), de ceux qui ne le peuvent pas, comme par exemple les adverbes en -ment et ce hors inversion ou effet stylistique plus ou moins marqué (8).
(7a) Le chat mange la souris.
(7b) La souris est mangée par le chat.
(7c) La souris mange le chat.
(8a) Le chat mange lentement.
(8b) *Lentement est mangé par le chat
(8c) *Lentement mange le chat (hors inversion stylistique)
La classification que l’on présentera par la suite sera donc, et dans un premier temps, une classification de distribution actancielle, et non circonstancielle. Si les lignes se troubleront pour certains objets, nous ne développerons pas dans ce billet totalement l’analyse, la réservant pour un futur article.
Les verbes dits monovalents n’acceptent qu’un seul actant, qui ne peut donc être qu’un actant sujet. Il y en a deux sortes : les impersonnels, et les intransitifs.
- Les verbes impersonnels ont, en français, le sujet pronominal Il. Ce sujet est référentiellement vide, il s’agit d’une béquille syntaxique assurant la grammaticalité de l’énoncé mais qui n’est ni supprimable, ni substituable par un nom.
(9) Il/*Le ciel pleut
On va ici trouver toute la galaxie des verbes « météorologiques » (Il pleut/vente/neige/grêle…), qui ne se conjuguent généralement qu’à cette troisième personne.
- Les verbes intransitifs ont quant à eux un « vrai actant sujet », mais n’acceptent aucun type de complément à leur droite. Ces verbes sont peu nombreux et tendent même, historiquement, par accepter tôt ou tard un ou plusieurs types de complémentation. Un verbe comme aboyer est prototypique de cette famille :
(10) Le chien aboie *au/*le voisin.
Un verbe bivalent crée une relation de dépendance avec un sujet et un autre actant postverbal. Cet actant peut être introduit directement, ou par une préposition : ce sont les COD, les COI et les attributs du sujet. Selon la nature dudit actant, et ses propriétés syntaxiques, nous distinguerons :
- Les verbes transitifs directs, lorsque l’actant introduit est un complément d’objet direct (COD) :
(11) Je mange une pomme.
- Les verbes transitifs indirect, quand l’actant introduit est un complément d’objet indirect (COI), qui s’ouvre donc par une préposition :
(12) Je pense à ma mère.
- Enfin, une certaine famille de verbes, dits attributifs ou verbes d’état introduisent des compléments spécifiques, dits attributs (du sujet ici).
(13) Ma mère est gentille.
Ces différents types de compléments postverbaux sont d’une définition syntaxique parfois délicate, et les frontières les séparant peuvent souvent se troubler ; nous y reviendrons ultérieurement, dans le cadre de billets dédiés.
Les verbes trivalents, dits encore « à double complémentation », sont assez rares en français. En plus du sujet, on va trouver à leur droite deux actants objets linéairement disposés : en (14a) ainsi, l’on trouvera successivement un COD un livre et un COI à Jean.
(14a) Je prête [un livre] [à Jean].
Plus généralement, ces verbes introduisent ce qu’une certaine tradition grammaticale appelle des COS, ou « complément d’objet second ». Cette appellation, qui jouit encore d’une certaine fortune dans la tradition grammaticale française, est cependant trompeuse dans la mesure où elle n’établit que la position dudit complément dans la linéarité de l’énoncé, et ne dit rien de la relation de dépendance observée. Notamment, et si nous reprenons l’exemple précédent, nous voyons que le « COS » à Jean peut sans mal se retrouver en première position derrière le verbe :
(14b) Je prête [à Jean] [un livre].
Il est dès lors curieux d’avoir deux analyses distinctes d’un même phénomène syntaxique ; et on gagnera à envisager ces compléments bien comme des COD ou des COI « traditionnels », se réalisant sous certaines conditions. De même, un développement complémentaire sera proposé ultérieurement.
Enfin, un certain nombre de verbes sont dits quadrivalents et commandent, en plus du sujet, trois actants à leur droite. Ces verbes, tels traduire (exemple 5 supra) ou acheter posent d’intéressants problèmes d’analyse, notamment concernant l’identité des dits compléments qui ne sont pas parfaitement des COI (ou des COD).
(15) J’ai acheté [ce vélo] [à Jean] [pour vingt euros].
VI. Conclusions et bibliographie
Il faut se représenter ce modèle des acteurs ou actants du verbe comme une sorte de « pièce de théâtre », Tesnière parlait du « drame du verbe ». Le verbe est comme un metteur en scène, qui va distribuer des rôles autour de lui. Par exemple, un verbe comme acheter suppose, dans son sens même, un sujet [1], un objet [2], un vendeur [3] et une somme d’argent [4] ; et ces différents rôles, ou ces différents actants, occuperont plusieurs fonctions autour du verbe.
(15) [1 = J]’ai acheté [2 = ce vélo] [3 = à Jean] [4 = pour vingt euros].
En ce sens, la valence du verbe est une sorte de « programme dramatique de la phrase ». Ce qui est alors à observer, c’est que comme dans un film ou une pièce de théâtre, tous ces rôles peuvent ne pas être toujours remplis. Si ce n’est le sujet qui doit être toujours présent (à l’exception du cas particulier du mode impératif), certains verbes autorisent que ces rôles ne soient pas forcément remplis. Si nous reprenons notre exemple précédent, nous remarquons que le « drame du verbe acheter » ne nécessite pas de préciser de somme d’argent :
(15a) J’ai acheté [ce vélo] [à Jean] [ø]
…ni du vendeur :
(15b) J’ai acheté [ce vélo] [ø] [ø]
En revanche, la seule précision du vendeur ou de la somme d’argent est insuffisante :
(15c) *J’ai acheté [ø] [à Jean] [ø]
(15d) *J’ai acheté [ø] [ø] [pour vingt euros]
En réalité, si seul ce qu’on achète manque, l’énoncé n’est pas grammatical :
(15e) *J’ai acheté [ø] [à Jean] [pour vingt euros]
Au contraire, le « drame » de certains verbes autorisent à supprimer tous les actants objets : on parle alors « d’emploi absolu du verbe ». Le verbe manger par exemple, qui supposerait pourtant, à ce que l’on peut croire, la cible de l’action, peut s’en passer allègrement du point de vue syntaxique :
(16a) Je mange [une pomme]
(16b) Je mange [ø]
Enfin, certains verbes autorisent différents types de drame, parfois avec des changements de sens plus ou moins appuyés :
(17a) J’habite [une maison]
(17b) J’habite [à Paris] [une maison]
(17c) J’habite [à Paris]
(18a) Je connais [Paul]
(18b) Le juge connaît [de l’affaire]
Partant, il convient de distinguer dans cette problématique :
- La valence théorique, ou maximale d’un verbe, soit tous les actants qu’il est susceptible de commander ;
- La construction effective ou empirique du verbe, soit les actants effectivement trouvés dans l’énoncé que l’on étudie.
Les frottements entre ces deux niveaux d’analyse sont nombreux, et à plusieurs niveaux : ainsi, un verbe peut être quadrivalent mais, dans les faits, il ne peut exiger que ne soit réalisé qu’un seul actant ; ou bien, il peut n’en exiger que deux. Plus encore, selon le niveau de langue, certains verbes monovalents/intransitifs reçoivent des complémentations diverses, que les grammaires parfois considèrent comme incorrectes mais qui, pourtant, se trouvent fréquemment :
(19) Il pleut [des cordes]
(20) Le chef aboya [un ordre]
Question étant : doit-on encore analyser ces verbes comme des verbes monovalents ou comme des manifestations homonymiques et donc, entraînant une autre construction que le verbe prototypique ? De plus, ces compléments sont-ils effectivement des actants, ou bien des circonstants spécifiques ? L’analyse se perd parfois en arguties, mais ces occurrences montrent excellemment bien la distance qu’il peut exister entre la grammaire et les faits de langue.
Pour ce qui est des références bibliographiques, il est difficile ici de donner une liste arrêtée : les études sur le verbe, que ce soit en français ou en grammaire générale, sont innombrables et toutes se complètent assez bien. Difficulté étant, dans leur souci de créer un modèle robuste, les ouvrages souvent développent leurs propres terminologies, qui peuvent ne pas totalement se recouper : il faut alors prendre garder à ne pas mélanger les sources et rester cohérent dans la description. Ce préambule fait, recommandons trois ouvrages assez fameux sur la question :
- À tout seigneur, tout honneur : les Éléments de syntaxe structurale (1959, posthume) de Lucien Tesnières sont encore à recommander et bien que parfois vieillis, leur parcours demeure stimulant.
- Dans le même ordre d’idée, la Grammaire structurale du français : le verbe de Jean Dubois (1967) m’a jadis beaucoup aidé dans mes réflexions.
- Enfin, et la référence a déjà été donnée ici, la Grammaire du verbe français. Des formes au sens (2003) de Danielle Leeman est une référence totale à citer, et qui fait encore autorité sur ces questions.
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