Les expansions nominales : catégories morpho-syntaxiques

Plan de l’article :

I. Définition générale
II. Adjectifs épithètes
III. Compléments du nom
IV. Modifieurs à noyau verbal
IV.1. Expansions à noyau infinitif
IV.2. Expansions à noyau participial
IV.3. Expansions à noyau verbal tensé
V. Noms épithètes
VI. Conclusion et bibliographie

I. Définition générale

Quelles sont les expansions nominales du français ?

Les substantifs ou les noms, à quelque catégorie ontologique qu’ils appartiennent, ont surtout pour rôle d’établir une relation entre une unité linguistique et un objet du monde. Ce processus de liaison s’appelle la référence, concept qui fera l’objet d’un futur billet. En français, la référence s’établit généralement par l’intermédiaire d’un groupe nominal, c’est-à-dire d’un substantif précédé d’un déterminant, et éventuellement suivi d’éléments complémentaires, tels des adjectifs (1), des compléments prépositionnels (2) ou des subordonnées relatives (3). On trouve également des noms propres (4), qui ne présentent généralement pas ces éléments satellites ; leurs caractéristiques demandent une étude particulière, dont nous nous déportons ici, ce billet ne se consacrant qu’aux noms dits « communs ».

(1) Un grand homme
(2) Une tasse de café
(3) Le chien qui passe dans la rue
(4) Paul

On attirera l’attention ici qu’en français, le déterminant est nécessaire à l’opération de référence, qu’il s’agisse de désigner un seul objet du monde (référence spécifique) ou l’ensemble des représentants d’une classe dénotée par le nom (référence générique). Le substantif seul, tel qu’offert par un dictionnaire, ne peut généralement pas prendre place syntaxiquement dans la phrase (notamment, il ne peut pas être sujet syntaxique) et construire la prédication. On peut éventuellement faire une comparaison, et envisager que la forme du dictionnaire est une catégorie dans une étagère, préparée mais vide ; c’est le déterminant qui actualisera la référence, en créant effectivement un lien entre le substantif et le monde. Une fois encore, nous aborderons la question du déterminant une autre fois.

Quoi qu’il en soit, on notera que bien que le processus référentiel soit globalement le même entre un groupe nominal minimal (5a) et un groupe nominal étendu (5b), soit établir une relation entre l’univers du discours et l’univers hors du discours, le nombre d’objets auquel peut renvoyer le groupe nominal est sensiblement distinct : plus on ajoute d’informations sur un nom, moins il peut désigner d’objets.

(5a) Un oiseau
(5b) Un oiseau bleu vivant en France

En ajoutant ainsi des éléments périphériques, deux phénomènes connexes se produisent : on augmente l’intension du groupe nominal, l’intension étant définie comme la quantité d’informations qu’il contient ; et on réduit l’extension du groupe nominal, l’extension étant le nombre d’objets du monde qui peut être désigné par l’expression référentielle.

Partant, nous appellerons « expansions nominales » tout constituant satellite à un substantif, hors déterminant, qui participe à la réduction de son extension et à l’augmentation de son intension sémantico-référentielle.

Nous proposerons par la suite une étude de ces différents types de constituants, selon leur catégorie morpho-syntaxique, avant de revenir en conclusion sur quelques généralités les concernant tous.

II. Adjectifs épithètes

Nous avons déjà écrit un billet dédié à la catégorie de l’adjectif. Plus précisément, les adjectifs épithètes (lien) font partie par excellence des expansions nominales. Nous renvoyons donc à ce billet pour plus de détails concernant cette catégorie.

III. Compléments du nom

Les compléments du nom sont des groupes prépositionnels ayant eux-même la structure d’un groupe nominal, nonobstant la préposition inaugurale qui les introduit et les raccroche au groupe nominal tête (ou « noyau »).

(6a) Le père de mon voisin
(6b) Une villa à la campagne

Dans la mesure où un complément du nom a la même structure que l’élément tête auquel il se raccroche, y compris avec ses possibles expansions nominales, nous parlerons d’un phénomène de récursion : un constituant d’un certain niveau d’analyse est composé d’un élément ayant lui-même la forme dudit constituant. Ainsi, un substantif complété par un complément du nom a une structure générale du type [[GN] prép. [GN]].

Si le mot-outil reliant ces groupes est souvent, en français, la préposition de à l’instar des exemples précédents, tout type de préposition ou de locution prépositionnelle est en réalité capable d’introduire de telles expansion. La définition du constituant étant extensive, elle inclut des structures qui en font pleinement partie, bien que parfois mises de côté par les grammaires d’usage :

(7) L’église à côté de la mairie
(8) Un remède contre la toux
(9) Un citoyen au-dessus de tout soupçon

Les caractéristiques syntaxiques de ces compléments prépositionnels peuvent être résumées en deux points :

  • La dépendance orientée du complément prépositionnel, qui dépend du noyau : comme toutes les expansions nominales, les compléments du nom sont facultatifs et peuvent être supprimés sans mettre en jeu la grammaticalité de l’énoncé, le contraire n’étant pas vrai.

(10a) Jean a pris un remède contre la toux
(10b) Jean a pris un remède
(10c) *Jean a pris contre la toux

  • On peut souvent les remplacer par des adjectifs épithètes, ce qui établit une équivalence fonctionnelle entre les constituants. Rappelons que c’est sur ce principe qu’il est possible d’établir la catégorie des « adjectifs relationnels ».

(11a) Un citoyen au-dessus de tout soupçon
(11b) Un citoyen irréprochable
(12a) La voiture du président
(12b) La voiture présidentielle

On remarquera, sans aller dans le détail de l’analyse, que le déterminant du complément du nom peut ne pas être présent. Moins qu’une absence, il s’agit plutôt d’un « déterminant zéro », non explicite dans la chaîne écrite ou parlée mais présent structurellement, et restituable sous certaines conditions. Cela ne remet ainsi point en question le principe récursif constitutif de ces compléments.

(13a) Une tasse de café
(13b) Une tasse d’un café moulu avec amour

IV. Modifieurs à noyau verbal

Nous classeront dans la catégorie des modifieurs à noyau verbal, ou propositionnels, des expansions construites autour d’un noyau verbal, fût-il un infinitif, un participe ou un verbe tensé. Nous distinguerons ces trois grandes familles de forme verbale, qui seront étudiées chacune à part à l’avenir.

IV.1. Expansions à noyau infinitif

Ces types de compléments sont introduits par une préposition à l’instar des compléments du nom.

(14) Une perceuse à faire des trous carrés

On rappellera que l’infinitif est la forme quasi nominale du verbe, qui peut occuper des places et positions syntaxiques similaires aux substantifs (« La vie est une épreuve / Vivre est une épreuve« ). Il est alors, en ce sens, peu surprenant de le trouver dans des contextes similaires quant à cette problématique. Au regard des substantifs, l’infinitif ne sera en revanche jamais précédé d’un déterminant en tant que tel ; mais il pourra, comme un verbe traditionnel, introduire des compléments d’objet et enrichir, ce faisant, les possibilités combinatoires ou distributionnelles du groupe nominal.

(15) Un remède pour prévenir la toux grasse

IV.2. Expansions à noyau participial

Les participes, présents ou passés, sont quant à eux des formes quasi adjectivale du verbe : ils sont en ce sens introduit directement derrière le nom, au même titre qu’un adjectif traditionnel. De la même façon que les infinitifs, ils sont aussi capables d’introduire différents types de compléments.

(16a) Les personnes habitant une maison
(16b) Les oignons coupés finement

On notera que les participes présents, lorsque fréquemment trouvés en position adjectivale, tendent à se grammaticaliser et à devenir des adjectifs de plein droit. Ils acquièrent alors des marques propres aux adjectifs (notamment les marques de féminin et de pluriel) et perdent la capacité de régir des compléments. Occasionnellement, la transformation est si forte que ces adjectifs verbaux peuvent survivre aux verbes qui leur ont donné naissance.

(17a) Les personnes vivantes (*de leur travail)
(17b) Une décision aberrante (de l’ancien verbe aberrer)

IV.3. Expansions à noyau verbal tensé

Les modifieurs à noyau verbal tensé peuvent être divisés en deux grandes catégories :

  • Les subordonnées relatives restrictives (dites encore déterminatives, ou épithètes). Elles sont introduites par un pronom ou adverbe relatif (qui, que, prép. + qui/quoi, dont, où) et ont une structure identique à une phrase traditionnelle (du type [GN + GV]), nonobstant la fonction ou le rôle actanciel qu’occupe le mot relatif. Nous consacrerons à l’avenir plusieurs billets à la subordination.

(18) L’homme qui parle

  • Les subordonnées complétives épithètes. Elles sont introduites par la conjonction de subordination que ou le groupe conjonctif ce que (précédée d’une préposition). Ceux-ci ont un rôle approchant des prépositions évoquées précédemment : ils marquent l’introduction de la subordonnée mais ils n’ont pas de rôle actantiel dans la structure phrastique qu’ils introduisent.

(19) Le fait (de ce) qu’il vienne me surprend

Outre ces nuances syntaxiques particulières, on notera que la subordonnée restrictive permute avec un adjectif (20), mais que la complétive permute avec un complément du nom (21). Ce test n’est pas toujours opérationnel mais permet de lever certaines difficultés d’analyse. Il permet surtout d’établir des équivalences fonctionnelles assez productives : notamment, il rapproche les subordonnées complétives de véritables GN, ce qui explique que nous pouvons les trouver telles quelles, sans GN noyau. Le français moderne juge effectivement ces tournures comme périphrastiques ou maladroites, et tend à en simplifier l’expression, souvent à des fins d’économie ou d’expressivité (22).

(20) L’homme qui parle/bavard
(21) Le fait qu’il vienne/de sa venue
(22) Le fait qu’il vienne / Sa venue / Qu’il vienne me choque.

V. Noms épithètes

Les noms épithètes désignent une famille de phénomènes où un substantif sans déterminant prend la position d’un adjectif épithète. Ce type de processus est assez fréquent dans le langage publicitaire du fait de la vivacité de l’image ainsi produite.

(23a) La fée électricité
(23b) Des phrases chocs
(23c) Un film culte

Ce processus est très vieux en langue, et a pu parfois engager une conversion totale, ou une grammaticalisation, du nom épithète en adjectif. C’est le cas de nombre d’adjectifs de couleur tels marron, orange, émeraude… qui nous viennent bien de substantifs de fruit, de pierres précieuses ou de matériaux divers. L’origine substantivale de ces termes crée des flottements dans le mécanisme de l’accord : ces noms épithètes sont souvent invariables pour l’usage, ce que l’on retrouve avec les adjectifs de couleur cités, mais on observe une certaine tolérance ici qui peut marquer le degré de grammaticalisation de la forme. Notamment, lorsque le lien référentiel premier se perd, la conversion est totale et l’accord se fait sans mal aucun.

(24a) Des illustrations choc(s)
(24b) Des robes marron / ?marronnes
(24c) Des robes pourpres (du nom du mollusque ou de la substance dont dérive la couleur)

VI. Conclusion & bibliographie

Ce panorama fait, terminons par quelques remarques fondamentales de morpho-syntaxe les concernant.

  • Tout d’abord, les expansions exploitant le principe de récursion syntaxique, et notamment les compléments prépositionnels, peuvent être elles-mêmes noyaux d’une nouvelle expansion. Il n’y a pas, codée en langue française, de limite particulière à cette récursion : cependant, leur addition peut avoir une incidence décisive sur la compréhension, raison pour laquelle les locutrices et locuteurs tendent à ne pas les multiplier déraisonnablement, si ce n’est à des fins ludiques.

(25) Le pont des vaches du fermier de la ferme à côté de l’église du village de la région du centre du pays du fromage de chèvre…

  • D’autre part, toutes ces expansions sont combinables entre elles, avec ou sans phénomène de récursion.

(26) Le célèbre ouvrage de mon père
(27) Le célèbre film culte du réalisateur américain qui nous a enchantés

Qu’il s’agisse cependant de récursion « en série » ou de combinaisons de plusieurs expansions, il se pose la question de l’interprétation de ces différents groupes. Il peut effectivement arriver que la collusion de plusieurs stratégies d’expansions crée des « erreurs d’aiguillage » (pour reprendre l’expression de nos collègues sur le blog Bling), c’est-à-dire des moments où le rattachement référentiel de ces expansions, soit le noyau tête qu’elles complètent effectivement, n’est pas univoque. Par exemple, dans

(28) Le fils de mon mari qui est grand

On peut effectivement hésiter entre deux lectures : la première, récursive, fait de la subordonnée relative qui est grand l’expansion du complément du nom mon mari :

(28a) Le fils [de mon mari [qui est grand]]

La seconde, combinatoire, fait de la subordonnée une expansion du substantif tête fils au même tire que le complément du nom.

(28b) Le fils [de mon mari] [qui est grand]

Dans le premier cas, c’est le mari qui est grand ; dans le second, c’est le fils. Ce type d’ambiguïté, dû au fait que ces expansions nominales sont, généralement, postposées au nom noyau (seuls les adjectifs épithètes peuvent, dans certaines conditions uniquement, être antéposés), donnent parfois naissance à des tours insolites, propices à une exploration ludique de la langue.

(29) Accessoires pour homme en cuir (voir ce billet de Bling)

Il arrive cependant que cette indécision référentielle n’entraîne aucune véritable conséquence sur l’interprétation. Par exemple, dans

(30) Un bonnet de lin blanc

Il importe finalement peu de déterminer que l’adjectif blanc se rattache au lin ou au bonnet, dans la mesure où l’objet du monde, sa référence, sera identique quoi qu’il advienne. Généralement ensuite, ces cas d’ambiguïté, à l’aune de (28), sont souvent aisément levés par le contexte d’interprétation de la structure : un énoncé peut être ambigu sans pour autant être équivoque, et sans nécessairement que ce soit dû à une « erreur d’aiguillage ». Pour reprendre un exemple fameux, même le plus simple des compléments du nom peut entraîner deux interprétations distinctes :

(31) L’amour de Dieu est infini.

On peut soit comprendre ici qu’il s’agit de « l’amour que Dieu porte à l’humanité », ou bien de « l’amour que l’humanité porte à Dieu » (on parle parfois ici et respectivement d’interprétation objective et d’interprétation subjective). Là encore, le contexte souvent lève toute ambiguïté interprétative : cet exemple montre surtout que ces erreurs d’interprétation ne sont pas nécessairement dues à une expression maladroite, même si des tendances de rattachement peuvent se sédimenter dans certaines variétés linguistiques. La langue n’a pas pour vocation d’être univoque, et elle opère toujours grâce à un réinvestissement actif de qui l’emploie et l’utilise, par un mélange complexe de connaissances linguistiques, contextuelles et culturelles, en des proportions diverses.

Évoquons enfin la grammaticalisation que nous observons dans certains mots et expressions d’expansions, car fréquemment employées, donnant naissance à ce que la tradition grammaticale a appelé des « mots composés ». Des items comme arc-en-ciel, machine à écrire ou chaise longue sont issus de groupe nominaux étendus, généralement par le truchement d’un adjectif ou d’un complément du nom, et se sont stabilisées comme unités lexicales à par entière. En ce sens, on assiste à un blocage de leur propriétés morphosyntaxiques premières : on ne peut supprimer « l’expansion » sans engager frontalement le sens du mot (une machine / une machine à écrire) et, surtout, les propriétés combinatoires en deviennent plus restreintes. Dans les phases ultimes de grammaticalisation, les démarcations graphiques, espaces et tirets, peuvent même disparaître totalement au profit d’une soudure parfaite.

(32) La machine bleue à faire des romans
(33) *Une machine bleue à écrire
(34) Un bonhomme (> bon homme)

Concernant les ressources bibliographiques, les expansions nominales étant au cœur de la langue française, on se reportera aux grammaires d’usage données dans les billets consacrés à la syntaxe ou à l’accord ; de même concernant l’adjectif. Pour les compléments du nom, on donnera l’ouvrage de Mona Markussen (2016), La Construction Nom + de + Nom en français contemporain. Essai d’une approche cognitive.

Pour des études plus larges, liant généralement sens et syntaxe, on se reportera alors aux études consacrées, plus généralement, à la référence nominale, à la construction et à l’interprétation du groupe nominal :

  • Un ouvrage collectif dirigé par Marie-Laure Elalouf (2009), Le groupe nominal et la construction de la référence. Approches linguistiques et didactiques.
  • Des actes de colloque, publiés par Dany Amiot et al. (2001), Le syntagme nominal : syntaxe et sémantique.

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Diathèse du verbe (voix active, passive & moyenne)

Plan de l’article :

I. Définition générale
II. Voix active
III. Voix passive
IV. Voix moyenne et tours factitifs
V. Conclusions et bibliographie

I. Définition générale

Qu’appelle-t-on la diathèse ou la « voix » du verbe ?

Il s’agit d’un mécanisme permettant de jouer sur l’interprétation et la construction des arguments (sujets et objets) de certains verbes, et qui permet d’en modifier l’interprétation sans engager la grammaticalité de la structure.

Plus largement, la diathèse se définit comme l’articulation entre deux niveaux d’analyse d’une construction phrastique, le niveau de la syntaxe d’une part, le niveau de l’agentivité de l’autre, et leur éventuelle discordance.

  • Le niveau syntaxique, nous le rappelons, c’est celui de l’agencement, des contraintes et des dépendances des syntagmes dans la linéarité de l’énoncé. Nous nous intéresserons surtout aux fonctions de sujet syntaxique et d’objet direct, qui ont une relation de dépendance avec le verbe de la phrase. Le français étant une langue dite SVO (Sujet – Verbe – Objet), on s’attend à trouver le sujet à gauche du verbe, et l’objet à sa droite.
  • Le niveau de l’agentivité, c’est celui des rôles sémantiques que vont occuper ces syntagmes dans la compréhension de l’action, typiquement en opposant un « Agent », qui fait l’action, à un « Patient » ou un « Objet » qui la subit.

Dans une langue positionnelle comme le français, ces niveaux d’analyse sont généralement concordants. En (1) ainsi, il y a un parallèle strict entre la fonction Sujet et le rôle d’Agent (Marie) et la fonction Objet et le rôle de Patient (une pomme).

(1) Marie mange une pomme.

Autrement dit, on a une homogénéisation des niveaux d’analyse. Il faut alors comprendre que cette identité n’est pas programmée, en elle-même, dans les structures de langue. Au niveau syntaxique, un sujet peut ne pas être un agent en tant que tel, par exemple dans le cadre des verbes dits « impersonnels ». En (2a), le pronom Il est sujet syntaxique mais il est référentiellement ou sémantiquement vide, et ne saurait être un « agent » dans le sens sémantique du terme. Nous pouvons le prouver facilement par une substitution, et en observant que Il ne peut ici être remplacé par un groupe nominal, ce qu’il prouve bien qu’il n’est pas indexé sur un élément du monde réel.

(2a) Il pleut.
(2b) *Le ciel/Le temps/La météo pleut.

Au niveau agentif de même, un sujet et un objet peuvent ne pas avoir de rôles marqués. Dans les exemples (3) et (4), difficile de donner aux arguments du verbe un rôle agentif particulier : on peut par exemple les permuter sans changer fondamentalement le sens de la phrase (on parle parfois de verbes réversibles dans ce cas de figure).

(3a) Jean ressemble à Paul.
(3b) Paul ressemble à Jean.
(4a) Louise épouse Marie.
(4b) Marie épouse Louise.

Aussi, cette concordance sujet/agent ou objet/patient, bien que caractérisant intuitivement notre système grammatical, n’est ni systématique, ni obligatoire, et l’articulation entre les niveaux d’analyse s’avère en réalité assez souple. Il est alors trois cas de figure, nommé des « voix » :

  1. Une concordance entre le sujet et l’agent, ou « voix active » ;
  2. Une inversion entre le sujet et le patient, ou « voix passive » ;
  3. Une transformation, le patient devenant le sujet, ou « voix moyenne ».

Nous décrirons ces trois voix successivement.

II. Voix active

La voix active est la forme la plus immédiate de construction de l’agentivité, et elle est considérée comme la forme « non-marquée » de la relation prédicative. Dans celle-ci, on fait donc concorder le niveau syntaxique avec le niveau sémantique, le sujet syntaxique étant l’agent, l’objet le patient. Comme on l’a vu cependant plus haut, cela n’est pas suffisant pour que l’on puisse toujours analyser le sujet comme un actant, et l’objet comme un patient. Les tours impersonnels (« Il pleut ») ou certains verbes (« Jean ressemble à Paul ») bloquent ainsi l’interprétation.

Ensuite et évidemment, on ne pourra pas parler de voix active lorsque les verbes sont intransitifs et ne tolèrent donc aucun patient (5) : pour qu’il y ait concordance des rôles, il faut, a minima, que ces rôles soient remplis.

(5) Le chien aboie.

On se gardera alors des abus de langage : on a effectivement tendance à confondre la diathèse ou la voix verbale avec la forme de la conjugaison du verbe. La règle à retenir, c’est que l’on ne parlera que de diathèse, et par extension de voix active, que si la transformation est possible, c’est-à-dire si, comme dans l’exemple (1) :

  • Les fonctions sujet et objet sont remplis ;
  • Le sujet est l’agent et l’objet et le patient ;
  • Que ces rôles ne sont pas réversibles.

(1) Marie mange une pomme.
(1′) Une pomme mange Marie.

III. Voix passive

La voix passive se caractérise par une permutation parfaite des rôles : le patient devient sujet, l’agent devient objet. Il prend alors le nom de « complément d’agent ». Si nous reprenons l’exemple précédent :

(6a) Marie mange une pomme. (voix active)
(6b) Une pomme est mangée par Marie. (voix passive)

Au niveau morpho-syntaxique, cette permutation implique deux changements :

  • (i) En français, le verbe est auxilié grâce à la copule être, au même tiroir verbal que son équivalent actif. Ainsi, pour transformer un imparfait de l’indicatif à la voix active (7a), il suffit de conjuguer l’auxiliaire être à l’imparfait de l’indicatif, et de lui adjoindre le participe passé du verbe concerné.

(7a) Il mangeait (imparfait de l’indicatif, voix active)
(7b) Il était mangé (imparfait de l’indicatif, voix passive)

Cette auxiliation se retrouve en anglais, où la voix active he watches (« il regarde ») permute avec la voix passive he is watched (« il est regardé »). Le latin, en revanche, emploie quant à lui un morphème spécifique -or : Amo (« j’aime ») permute avec Amor (« je suis aimé »).

  • (ii) La postposition de l’agent, qui devient un « complément d’agent » (ou « complément agentif »), et est alors introduit par une préposition. En français, il s’agit des prépositions par et de. La préposition par (cf. 7b supra) est la plus fréquemment trouvée ; quant à la préposition de, elle est notamment employée pour les verbes dénotant des changements d’états ou des successions temporelles.

(8a) Un banquet suivra la réception.
(8b) La réception sera suivie d’un banquet.

Ce modèle général appelle quelques commentaires. Tout d’abord, et à cause de la façon dont nous concevons le monde, le complément d’agent a tendance à être interprété comme une force causative, ce qui n’est pas absurde : le sujet d’une action peut être vu comme sa « cause », comme Marie peut être « la cause de l’ingestion de la pomme ». Cela explique dès lors l’élection de la préposition par, qui introduit généralement des causes diverses. Il peut parfois être difficile, dès lors, de distinguer un groupe prépositionnel causatif d’un complément d’agent. De même, il arrive souvent qu’un verbe qui semble être à la voix passive soit analysé plutôt comme une structure attributive résultative. Comparons :

(9a) Marie cuit le rôti.
(9b) Le rôti est cuit par Marie.
(9c) Le rôti est cuit.

Peut-on alors encore dire que (9c) est la passivation de (9a) ? Ici, les analyses des grammaires divergent. Certaines analysent les exemples comme (9c) comme des « passifs incomplets », considérant que le complément d’agent est parfois supprimable sans engager la grammaticalité de l’énoncé. Si c’est effectivement souvent le cas, et notamment avec les compléments d’agent introduits par par (10a), d’autres exemples empêchent de supprimer le complément d’agent (et notamment quand il est introduit par de, 10b).

(10a) La pomme est mangée (par Marie).
(10b) *La réception sera suivie.

En (9c) ainsi, on comprend bien que l’action ne se fait pas « d’elle-même », qu’il y a eu un agent, une cause à la cuisson du rôti. L’effacement du complément d’agent cependant donne un effet résultatif, proche de ce que l’on a dans le mécanisme de l’attribution avec un adjectif comme bon (9d).

(9d) Le rôti est bon.

D’où une seconde analyse, qui voit dans les exemples similaires à (9c) une structure attributive, avec cuit qui ne construit donc plus le présent passif du verbe cuire, mais qui est un adjectif verbal inclus dans une structure attributive construite avec la copule être. Il est vrai que certains exemples sont douteux ; par exemple, dans l’exemple (10), a-t-on affaire à une structure passive avec un complément d’agent introduit par de, ou une structure attributive, avec l’adjectif verbal mort construit avec un complément ?

(10) Louis est mort de chagrin.

Vraisemblablement d’ailleurs, il est plus que possible qu’en diachronie, ces étapes aient été successives : et à côté d’un morphème du passif comme en latin (amor), on a vu apparaître dès le latin populaire des structures mettant à profit le sens résultatif de l’attribution pour exprimer la diathèse passive, qui serait alors devenue la seule structure employée en langue. Au sens strict dès lors, nous parlerons de « diathèse passive » lorsque :

  • Le verbe a un contrepoint actif ;
  • Il est construit avec l’auxiliaire être ;
  • Il a un complément d’agent exprimé.

IV. Voix moyenne et tours factitifs

Parfois oubliée par les grammaires, la voix moyenne (dite encore « pronominale ») illustre une étape intermédiaire entre la voix active et la voix passive, d’où son nom. Il s’agit généralement d’employer une forme pronominale d’un verbe, ce qui va alors forcer le patient actif à devenir sujet syntaxique, sans passer cependant par une transformation de la forme du verbe :

(10a) Les feuilles mortes se ramassent à la pelle.

On peut retrouver les structures précédentes après quelques transformations :

(10b) Jean ramasse les feuilles mortes avec la pelle (voix active)
(10c) Les feuilles mortes sont ramassées par Jean avec la pelle (passif)

Comme on le voit cependant, cette voix moyenne permet de mettre en avant le rôle instrumental, introduit ici par la préposition à ou avec (la pelle), au détriment du complément d’agent. Dans la voix moyenne en effet, cet agent est parfaitement effacé, et sa restitution est impossible :

(10d) Les feuilles se ramassent *par Jean.

Cet effacement de l’actant « réel » donne l’impression que le sujet effectue véritablement l’action. On trouve d’ailleurs parfois ici l’expression adjectivale tout seul qui renforce cette idée.

(10e) Les feuilles se ramassent toutes seules.

Il est cependant possible, au prix d’une nouvelle transformation, de réinjecter cet agent : il faut passer pour ce faire par un auxiliaire factitif comme faire ou laisser :

(10f) Les feuilles se font ramasser par Jean.

On notera d’ailleurs qu’il est possible de transformer également les voix passives en tour factitif, afin de conserver l’interprétation résultative. Si nous reprenons notamment l’exemple (9) précédent :

(9a) Marie cuit le rôti.
(9b) Le rôti est cuit par Marie.
(9d) Marie fait cuire le rôti.

Cela permet de compliquer le panorama et les possibilités de la diathèse du verbe, toutes ces structures permettant d’introduire de plus en plus de rôles sémantiques (patient, agent, instrument…) autour de lui.

V. Conclusions et bibliographie

Au terme de ce parcours, retenons que :

  • La diathèse (voix) exprime les relations et les articulations complexes, entre sens et syntaxe.
  • Ces articulations sont diverses, et permettent de jouer sur le point de vue d’une action.

Car nous y venons : la diathèse a cet effet, de focaliser l’attention sur un certain argument, un certain référent, typiquement le sujet syntaxique qui, comme il est généralement à la gauche du verbe, tend à être interprété comme le thème de l’énoncé. Pour reprendre un exemple fameux, en (11a), on s’intéresse au chat ; en (11b), on cherche à sympathiser avec la souris.

(11a) Le chat mange la souris.
(11b) La souris est mangée par le chat.

Les effets rhétoriques, ou stylistiques, vont cependant au-delà d’une simple focalisation, dans la mesure où la diathèse conditionne aussi notre rapport au monde ou, plutôt, la façon dont nous y avons accès. La presse journalistique travaille beaucoup ces nuances. Ainsi, entre ces trois exemples :

(12a) Les policiers dispersent les manifestants. (voix active)
(12b) Les manifestants sont dispersés par les policiers. (voix passive)
(12c) Les manifestants se sont dispersés. (voix moyenne)

Nous avons trois lectures distinctes du même événement. Il faut notamment être attentif, dans la presse, à l’emploi de la voix moyenne : comme elle permet d’effacer l' »agent réel » de l’action, elle tend à donner une sensation d’inéluctabilité aux phénomènes, de destinée. Si nous prenons deux exemples issus de la page d’accueil du Monde.fr :

En haut : « Les opérations de secours se poursuivent au Japon après des inondations meurtrières » / En bas : « Le Royaume-Uni se déconfine presque totalement, mais sans enthousiasme »

Dire « Les opérations se poursuivent » (et non « Les secouristes poursuivent… ») ou « Le Royaume-Uni se déconfine » (et non « Les autorités déconfinent… »), c’est choisir un certain point de vue sur les événements, lequel efface les véritables agents de ces actions. Tout mouvement nous découvre, disait Montaigne : et chaque choix de langue, y compris le choix de la diathèse active, « non marquée », est interprétable, est rhétorique, conditionne un point de vue. On comprend souvent que le « choix des mots » conditionne l’accès à la réalité ; mais d’une façon plus subtile, le choix de la diathèse, ou de la voix, a des conséquences sur notre analyse du monde, même si cela n’est pas toujours fait à dessein.

Au niveau bibliographique, la diathèse est souvent analysée sous le prisme des constructions verbales, et notamment de la transitivité même si les concepts ne sont pas superposables. On pourra cependant commencer par les grammaires générales sur ces questions.

  • Plus directement, M.D Joffre (1995) a écrit un excellent ouvrage sur la diathèse latine (Le Verbe latin : Voix et diathèse).


  • Pour le français, on ira sinon consulter quelques grandes références, dont Gaatone (1998), Le Passif en français.


  • Je recommande également le parcours de l’article de Pierre Jalenques (2016), « Le passif en français et le statut référentiel du sujet » (notice en ligne), qui apporte de très bonnes clés de compréhension.
  • Enfin, on ira voir l’ouvrage collectif de Gerolimich et al. (2018), Sur le passif en français et dans d’autres langues, pour une perspective comparative.


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